L’homme et la machine : entre affranchissement et aliénation à la « valeur morale du travail »
Cinéma suisse et propagande industrielle dans les films de l’OSEC
Le travail ne saurait réaliser, d’une façon durable, des effets maxima que s’il est la concrétisation de l’action et du devoir. Le travail de l’homme se distingue de celui de la machine en ce sens qu’il est animé par la conscience morale.(Th. Brogle dans La Suisse au travail, P. F. PerretGentil, Genève, 1944, p. 35)
Les films de l’Office Suisse d’Expansion Commerciale n’ont fait l’objet, jusqu’à présent, que de très peu d’études1. L’activité pourtant foisonnante de cet organisme paraétatique, basé à Lausanne et Zurich, invite à considérer de plus près son rôle déterminant dans la production de films de propagande économique et industrielle. Destinés à connaître une diffusion mondiale, par l’intermédiaire des consulats et des représentations suisses à l’étranger, les films de l’OSEC sont conçus de manière à promouvoir l’image de l’industrie suisse, mais aussi d’un certain « esprit suisse », dont la définition n’a cessé d’être élaborée et discutée par les élites économiques et politiques nationales dès la fin du XIXe siècle. Leur diffusion s’inscrit dans une logique de rationalisation économique qui gagne la Suisse au tournant des années 1920 et qui s’exprime à travers un souci de compétitivité de l’industrie suisse sur le marché international. Aussi les films de l’OSEC jouent-ils le rôle d’émissaires chargés, au même titre que les foires ou les expositions internationales, de promouvoir l’image d’une Suisse mythique où le consensus social règne et où l’harmonie qui préside aux relations de travail entre patrons et ouvriers signe la qualité des produits manufacturés voués à l’exportation. Leur diffusion à l’étranger vise un large public, mais aussi les cadres universitaires ou industriels, par l’intermédiaire des chancelleries et des légations suisses, alors que nombre de salles de cinéma en Suisse proposent certains films de l’OSEC en avant-programme2.
Afin d’entrer dans le vif du sujet, nous avons choisi de nous appuyer sur une remarque émise par Stanislaus Von Moos, relative à l’importance du modèle tayloriste dans l’activité industrielle et artistique suisse3, non pas en la reprenant comme telle, mais en se penchant sur deux courts métrages de l’OSEC, étant admis que la création de l’office concorde avec l’engouement suscité par la diffusion internationale de l’organisation scientifique du travail et de la rationalisation de l’économie. Si la question de l’organisation scientifique du travail n’est pas thématisée à proprement parler dans les films de l’OSEC, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une des clés de compréhension du contexte politique et économique qui a vu naître l’Office Suisse d’Expansion Commerciale. Bien que cet article ne soit pas le lieu d’une telle analyse, il peut être important de situer brièvement l’OSEC, ainsi que ses dirigeants, dans le champ des relations économiques et politiques, dont les réseaux de relations, si étroitement imbriqués, sont typiques de la structure des institutions et des organes de pouvoir suisses.
Alors que les théories relatives à l’organisation scientifique du travail font forte impression en Suisse romande dès le début des années 1920, il faut pourtant reconnaître qu’elles suscitent rapidement quelques craintes au sein même des élites, qui redoutent une radicalisation du mouvement ouvrier en réaction à leur application. On assiste alors à l’émergence et à l’extension d’un mouvement corporatiste qui imprègne une majorité de la classe politique et économique conservatrice4. Fondé en 1927, l’Office Suisse d’Expansion Commerciale, issu de la fusion entre le Bureau industriel suisse, la Centrale suisse pour les expositions et le Bureau suisse de renseignements pour l’achat et la vente de marchandises, atteste de la mobilisation des élites face à la montée en puissance du mouvement ouvrier et des syndicats. Chargée de la promotion du commerce d’exportation, sa direction ne se départit pas d’un projet d’organisation scientifique du travail et de la production pour mettre à l’œuvre une idéologie de l’« efficience nationale ». Le directeur de l’antenne lausannoise, Albert Masnata, est d’ailleurs connu comme « membre fondateur du groupe relativement important Les Amis de la Corporation, et comme membre du comité directeur de la Fédération vaudoise des corporations »5.
Ainsi, si l’organisation rationnelle de la production doit permettre d’ouvrir de nouveaux marchés étrangers à l’économie suisse, elle est également fortement liée à la volonté des élites de former un corps national, réunissant patronat et ouvriers, Capital et Travail, autour de la valeur morale du travail. Sous couvert d’une idéologie productiviste inspirée en partie des préceptes de Taylor, la lutte des classes serait alors transcendée.
Le cinéma, produit d’exportation
A considérer la manière dont intervient le médium cinéma dans la politique économique productiviste menée par le directeur de l’Office Suisse d’Expansion Commerciale, on s’aperçoit qu’il fait l’objet d’une vé-ri-table étude de marché. Selon l’application de « principes rationnels », le cinéma est considéré comme le médium le plus approprié pour s’adresser aux masses6 :
« […] la publicité est réellement utile et ne constitue pas un gaspillage d’argent si elle est dirigée selon certaines méthodes. Ces méthodes prennent une allure de plus en plus scientifique. Il ne peut plus être question de clamer la qualité de la marchandise à la porte du magasin ; il faut choisir avec discernement les voies et les moyens d’atteindre le public acheteur en partant d’une étude plus ou moins compliquée, suivant le cas de la clientèle visée et des moyens qu’il convient d’utiliser à cet effet. L’extension des cercles d’acheteurs appelle tout naturellement l’emploi des moyens publicitaires qui portent le mieux sur la masse. Il est par conséquent naturel qu’on en soit arrivé à l’utilisation du film à cette intention. »7
Envisagé à la fois comme « un produit de la création artistique, une marchandise et un moyen de propagande »8, le cinéma semble conjuguer à lui seul une certaine conception du film de propagande visant à l’esthétisation de la production industrielle, pour des raisons d’ordre économique, mais également moral. On retrouve, dans une brochure de la Fédération horlogère de la Chaux-de-Fonds, un commentaire qui éclaire la vocation des films produits par l’OSEC, sous forme de plaidoyer à peine masqué en faveur d’un art dévolu à « l’autoreprésentation de la nation »9 :
« Un élément particulièrement important des campagnes de propagande dirigées par l’OSEC est le film documentaire. Tout à la fois discret et suggestif, il conseille sans imposer. S’il joint à sa valeur technique une valeur artistique appréciable, il constitue alors par la satisfaction qu’il donne au spectateur, une propagande de premier ordre en faveur de l’industrie dont il raconte et commente la naissance, le développement et le processus de fabrication. »10
Entre culture et industrie11, la propagande par le film procède d’une volonté politique mise en œuvre dès la fin du XIXe siècle avec les premières expositions nationales et internationales, ainsi qu’avec la création de la Foire suisse d’échantillons (1916) et du Comptoir suisse (1920), de constituer autour de l’art un enjeu identitaire national. Il s’agit en effet d’avoir recours au film de propagande industrielle comme image de la cohésion du corps social suisse auprès de l’étranger et comme agent du consensus à l’intérieur même des frontières suisses, étant entendu que « le consensus est, en réalité, la forme réussie de la coercition »12. Dans le même temps une véritable rationalisation de l’économie d’exportation est mise en œuvre, car « c’est selon les principes commerciaux que doit être dirigée l’action de propagande et de recherche des débouchés »13. De fait, si « l’abdication n’a jamais été le mot d’ordre de l’industrie suisse »14, on pourrait en dire autant de l’attitude de la classe po-li-tique dirigeante concernant le mouvement ouvrier. Soucieuse de ne pas adhérer à une logique purement productiviste, la conscience du conflit entre Capital et Travail l’incite à intégrer un élément supplémentaire, la Morale, garante de la pérennité de la classe dominante. Dès lors, il sera intéressant d’envisager, par la suite, les films de l’OSEC comme autant de moyens mis en œuvre pour véhiculer une certaine image de la condition de l’ouvrier.
En fin de compte, il faut préciser que l’organisation rationnelle du travail dans une perspective productiviste prend systématiquement, dans le cadre de l’industrie suisse, le masque du corporatisme. Certes, la question du rendement est au cœur de la conception corporatiste du travail, mais elle entend arriver à ses fins en s’attachant les services et la morale de l’ouvrier. Entrent alors en jeu la question de l’intériorisation des valeurs propres à l’entreprise, d’une discipline basée sur l’adhésion au code moral du travail et du dévouement à l’idéologie de l’efficience nationale. Il importe en effet, avant toute chose, de garantir l’identification de l’ouvrier à son entreprise et à son secteur d’activité afin de s’assurer son allégeance15. Comme on peut le constater dans les deux courts métrages sur lesquels se penche cet article, Hommes et machines. Images de la Suisse laborieuse (Werner Dressler et Kurt Früh, 1938) et L’Homme et la machine (Adolf Forter, 1955), la figure de l’ingénieur, expert technique et instigateur de la rationalisation du travail, est absolument centrale. A contre-pied de l’ouvrier, l’ingénieur fait preuve d’une autorité incontestable et incontestée. Il est l’agent fédérateur de l’organisation nouvelle qui règne au sein de l’entreprise, dont la finalité est de neutraliser les syndicats ainsi que toute mobilisation ouvrière. A mi-chemin entre le chef d’entreprise et l’ouvrier qualifié, il rassemble toutes les compétences, techniques comme intellectuelles, et participe du renforcement des structures hiérarchiques de l’entreprise préconisée par le taylorisme. Dès lors, quelle place est laissée à la figure de l’ouvrier ?
Issues du catalogue des films de l’OSEC, ces deux bandes problématisent la question du film de commande d’une part et interrogent, d’autre part, la représentation de la machine, de l’ouvrier et le rôle joué par le médium cinéma en tant que produit de l’industrie de nature mécanique. Deux approches distinctes y sont à l’œuvre, non seulement dans le discours explicite des deux films, traduit par l’omniprésence de la voix-off, mais dans ce que Gérard Leblanc nomme l’« écart entre le discours et l’objet par la médiation de l’image »16.
Esthétique industrielle : entre rhétorique des avant-gardes et capitalisme organisé
Dans le film de Dressler et Früh, l’esthétisation des machines, la fascination même qu’elles semblent exercer, ainsi que la bande musicale invitent à penser l’usine comme un cadre émancipateur, lieu porteur de valeurs modernistes, alors que le commentaire de la voix-over, dont le texte a été rédigé par Robert Chessex, responsable des questions liées au film à l’OSEC, relaie le discours officiel17. Le montage, serré, dynamique, restitue au spectateur le rythme de la machine, mis au point minutieusement par l’ingénieur et sur lequel l’ouvrier s’est calqué. Son geste est désormais mécanique et il accompagne de concert les battements des fraiseuses et des fonderies : « Le travail commence. Avec lui, la stridente et tonnante symphonie des machines », tonne la voix-over. Qu’en est-il, ensuite, du rôle joué par la machine dans le film de Dressler et Früh ? Il semble intéressant de confronter la voix-over, expression du discours dominant, au parti pris formel audacieux des deux réalisateurs. La composante mécanique du médium cinéma y est interrogée et pensée en tant que miroir, non pas spécifiquement de la chaîne de montage, mais du rythme propre aux gestes répétés de l’ouvrier l’amenant à porter un regard autoréflexif.
C’est bien finalement la nature mécaniste du travail de l’ouvrier et la cadence effrénée des machines qui semblent imposer leur rythme au montage des plans et à la musique. De nombreux plans s’attardent ainsi sur la mécanique de précision de ces machines, qui au fil de leurs apparitions successives, tendent à s’humaniser. De simples adjuvants au travail de l’ouvrier, elles acquièrent un statut à part entière qui les projette au rang de protagonistes du film. Dans le même ordre d’idée, Walter Ruttmann, avec qui Werner Dressler collabora à la Praesens à Zurich à la fin des années 193018, évoque d’ailleurs certaines qualités anthropomorphiques19 attribuées à la machine :
« [Les machines] sont à tel point sorties du domaine technique et abstrait qu’elles peuvent être utilisées comme un matériel de construction vivant et signifiant pour un film, de la même manière que des acteurs, des animaux, des avalanches ou des incendies. »20
Leur perfection technique et mécanique, célébrée devant la caméra, permettrait en outre de proclamer la modernité du cinéma. Car si l’audace de certains plans vise à une esthétisation de la cheminée d’usine ou de la machine, l’appareil de prise de vues se rappelle sans cesse, par ce moyen, à la mémoire du spectateur.
La fascination exercée par la machine est loin de constituer un phénomène isolé. La revue ABC publiée à Bâle21 à la fin des années 1920 par exemple, sans compter les nombreux exemples à l’étranger, produisent une série de textes et de travaux invitant à célébrer la beauté de la machine et à affirmer sa suprématie, en tant que symbole de la modernité. Plusieurs travaux photographiques font également écho à cette tendance22 et proclament la supériorité technique du médium, comme de son sujet23. Dans le cas du film de Dressler et Früh, le degré de performance technique des machines égale la compétence des ouvriers travaillant sur la chaîne de montage. Si, malgré tout, plusieurs gros plans de visages confèrent une identité propre à l’ouvrier, ils font écho aux gros plans des machines elles-mêmes, sans compter que c’est bien la figure de l’ingénieur qui apparaît le plus souvent à l’écran, faisant, une fois de plus, preuve d’autorité au sein de l’usine. Aussi l’ouvrier apparaît-il comme un simple prolongement de la machine, certes nécessaire, mais dans une relation d’analogie frappante. La voix-over n’hésite d’ailleurs pas à le souligner :
« Des machines, d’une conception géniale, estampent, fraisent, percent, tournent les nombreuses pièces de la montre. Mais seule la main de l’homme peut les assembler […]. La collaboration de la machine et de la main crée ainsi des produits dont la précision atteint presque cent pour cent. »
Cet enthousiasme ne va pas sans rappeler celui, bien plus affirmé, de Walter Ruttman quant à la « force expressive propre aux mouvements des machines » :
« La multiplicité des contenus psychiques intrinsèques aux mouvements des machines découle de l’infinie variété de leur capacité expressive. Il existe ainsi des rythmes dynamiques, battant inexorablement, écrasant violemment, jaillissant joyeusement, glissant doucement, s’imbriquant consciencieusement, de façon ludique et pourtant sensée, qui se répètent en boucle et s’enchaînent avec tant d’autres rythmes différents. Ils offrent tous un spectacle fascinant et c’est précisément pour cette raison que de tels mouvements sont particulièrement adaptés à une utilisation artistique dans le domaine du cinéma. »24
Partant vraisemblablement du principe selon lequel « la machine [cons-ti-tue] l’élément proprement le plus important du film industriel, [et] possède, pour le moins, une caractéristique extraordinairement cinématographique : la mobilité »25, Dressler et Früh répondent aux contraintes imposées par le film de commande en leur opposant une esthétique proche de la rhétorique des avant-gardes. Si l’on peut s’étonner d’un tel parti pris, on reste malgré tout très loin d’un film à la gloire des machines26. Certes, dans Hommes et machines, l’ouvrier semble s’adapter, dans une première phase de la production – celle de la fonte de métaux particulièrement – au rythme de la machine, mais plus la mécanique de précision est de rigueur, plus l’ouvrier qualifié reprend le contrôle sur l’objet qu’il contribue à fabriquer et à transformer. L’ingénieur finalement se désolidarise de la machine pour exercer sur elle un contrôle total. Il semblerait donc que la place de l’employé dans la hiérarchie de l’entreprise détermine finalement son degré d’aliénation à la machine.
Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de considérer ce que peut postuler un tel film de la figure du réalisateur. Alors que le matériau filmique est assimilé à l’objet manufacturé, dans la mesure où, dans le film, « l’interprétation de chaque image [serait] déterminée par la succession de toutes les précédentes »27, le réalisateur ne serait-il pas par extension, et selon le postulat constructiviste, un ouvrier comme les autres ? Il semble qu’Hommes et machines ouvre une brèche intéressante à ce sujet mais renverse l’hypothèse constructiviste. Postulant la toute-puissance de l’ingénieur, c’est bien à travers celle-ci que la figure du réalisateur s’actualiserait le mieux, exerçant pour sa part une forme d’autorité sur la machine et l’ouvrier.
Un « combat pour le modernisme » ?
Dans l’hypothèse de ce que Gérard Leblanc nomme l’« écart entre le discours et l’objet par la médiation de l’image »29 ou d’une double lecture possible du film30, la question de la réception ne peut être éludée. Dressler et Früh semblent fournir un élément de réponse au postulat de Walter Benjamin selon lequel le cinéma correspondrait
« à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception traumatisante a[urait] pris valeur de principe formel. [Et] le processus qui détermine[rait], sur la chaîne d’usine, le rythme de la production, [serait] à la base même du mode de réception propre aux spectateurs de cinéma »31.
L’analogie entre l’ouvrier et la machine serait donc également transposée au spectateur du film, affecté jusque dans ses qualités perceptives. Ainsi, un quatrième terme, outre la machine, l’ouvrier et le médium cinéma, entrerait dans la chaîne d’homologies qui pourrait caractériser le film industriel. Interrogé en tant que film de propagande, Hommes et machines pourrait malgré tout être compris comme une tentative de Dressler et Früh d’expérimenter de nouvelles formes cinématographiques et d’enrayer le discours véhiculé par la voix-over. Car si l’adéquation entre l’homme et la machine est patente, elle peut être interprétée ici comme un moyen d’élever la condition de l’ouvrier, rejoignant ainsi l’utopie positiviste de la réconciliation des forces productives. Force est pourtant de constater que l’architecture fonctionnaliste adoptée par l’OSEC sur ses stands lors des foires et expositions internationales dénote un penchant pour une esthétique moderniste qui n’a, de loin, jamais été l’apanage exclusif des avant-gardes et de la gauche en particulier.
Finalement, bien que ce qu’on appelle communément le Kulturfilm ait été le lieu de nombreuses expérimentations pour les cinéastes confrontés à la commande, le cas du film de Dressler et Früh nous incite à nous interroger sur l’aval donné par l’OSEC à la réalisation et à la diffusion d’un tel film. Au-delà de la qualité indéniable de son exécution, on peut supposer que l’esthétique moderniste qui y prévaut participe d’une stratégie de positionnement du politique dans le champ de la culture remontant au début du siècle. Comme le mentionne à juste tire Hans-Ulrich Jost, alors que « le discours culturel se substitue au discours politique […], on constate que se combinent des valeurs en décalage historique, c’est-à-dire qu’il y a assemblage entre tradition réactionnaire et esthétique moderne »32. Ainsi, il est possible de penser le film de Dressler et Früh non plus isolément, mais en le replaçant dans le contexte plus large du catalogue des films de l’OSEC et de la stratégie économique et politique dont ceux-ci procèdent. On pourrait alors retourner l’hypothèse positiviste moderniste relative à la rationalisation du travail, attribuée plus haut à Hommes et machines, pour privilégier la thèse du médium cinéma comme expression du capitalisme organisé et de la production unitaire standardisée, et ce malgré les libertés prises par les auteurs à l’intérieur du cadre contraignant de la commande.
Le travail, « patrimoine économique de la nation »
« Depuis que la technique s’est imposée à l’économie, opposant l’homme à la machine, créant la situation du travail sans hommes et des hommes sans travail, l’éthique du travail devient un problème. Aujourd’hui, il passionne les peuples et les masses. L’homme voudrait que le travail à la machine, dans l’atelier, dans les administrations et dans les bureaux soit affranchi de la contrainte monotone qui rend mécanique toute besogne. Il voudrait reconquérir sa maîtrise sur la technique dont il est aujourd’hui l’esclave »33.
Soigneusement instrumentalisée, la question de l’aliénation de l’homme à la machine devient, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un enjeu que les élites politiques et économiques se réapproprient et qui va justifier un retour en force du paternalisme, à peine atténué durant un temps par les velléités d’organisation scientifique du travail, au sein de l’usine comme de l’entreprise.
L’Homme et la machine, réalisé en 1955, témoigne du retournement opéré en deux décennies sur la manière de considérer l’ouvrier au sein de l’entreprise. Intégré en tant que membre à part entière, toutes sortes d’avantages semblent à présent s’offrir à lui. C’est ce que le film de Forter va s’attacher prioritairement à dépeindre. Fondateur du Service des Films de l’Armée en 1939, Adolf Forter n’est pas sans ignorer les codes du film de propagande, et réalise avec L’Homme et la machine une véritable hagiographie du chef d’entreprise paternaliste, soucieux de prendre en charge la totalité des aspects de la vie de l’ouvrier, aussi bien dans le cadre de son travail que dans la nouvelle société des loisirs. Le film s’attarde sur toutes les prestations sociales offertes à l’employé (logement, retraite, maison de vacances, loisirs, formation, etc.). En bref, et comme le formule la voix-over : l’ouvrier est une personnalité au sein de l’entreprise. Curieusement, cette figure de l’ouvrier ne correspond pas aux représentations classiques. Peu filmé dans son cadre de travail, il l’est principalement durant ses heures de loisirs. Il habite désormais de petits pavillons de banlieue, dans un environnement rural, qui lui rappellent peut-être les lointaines origines des ses ancêtres paysans, convertis, au gré de l’industrialisation, au travail manufacturé. Les fondements de l’identité ouvrière – savoir-faire, pénibilité du travail, luttes syndicales, grèves, etc. – sont donc dissolus dans une peinture bucolique de la vie d’un employé, somme toute, comme les autres.
Par ailleurs, si la question de la productivité est éludée, c’est pour mieux, dans un climat politique marqué par la guerre froide, affirmer le modèle social que constitue l’entreprise. L’ouvrier est désormais proclamé ouvrier-citoyen, alors que le conseil d’entreprise suisse se veut une réplique de la traditionnelle Landsgemeinde34. La comparaison est explicitée par la voix-over :
« Les Landsgemeinden, où les citoyens se rassemblent pour discuter des affaires de leur canton, pour voter les lois et pour élire leurs représentants, ont subsisté dans quelques régions, belle preuve de l’unité démocratique dans la liberté de chacun. Patrons et ouvriers se retrouvent, au sein des autorités du pays dont ils font partie les uns et les autres. De même, ils se retrouvent aujourd’hui au sein de la commission ouvrière. Les discussions qui s’y déroulent au sujet des problèmes que pose l’entreprise resserrent le contact entre direction et ouvrier. »
Le film semble donc nous démontrer à quel point le système politique des cantons primitifs s’impose de lui-même au sein de l’entreprise. Il n’est plus question en effet de forces antagonistes entre l’homme et la machine ou de rapports de force dialectiques entre patronat et ouvriers. Désormais, « l’homme, conscient des responsabilités qui lui incombent surveille la machine et contribue de la sorte à créer un produit de haute qualité » (citation de la voix-over).
L’aura qui entoure la machine dans le film de Dressler et Früh est la grande absente du court métrage d’Adolf Forter. Les gros plans, si caractéristiques de la place accordée à la machine dans Hommes et machines y sont quasiment inexistants. Seuls des plans d’ensemble laissent entrevoir, dans le champ, l’ouvrier aux prises avec la machine. Rassemblés systématiquement dans le même plan, l’homme et la machine entretiennent un rapport similaire à celui qui lie l’ouvrier à son chef d’entreprise : décidément pacifié. L’aspect moral du travail prime sur toute considération relative à la condition ouvrière et donne le ton aux partis pris formels du réalisateur. Car si la conscience morale distingue, dans le film de Forter, l’homme de la machine, l’ouvrier est alors invité à faire littéralement corps avec son entreprise, d’un corps non plus soumis à la mécanisation, mais au sentiment du devoir bien fait. Comme le relève d’ailleurs Philippe Maspoli35 :
« […] aux normes élevées de production, on fera correspondre un stimulant matériel (primes, hauts salaires) ou moral (l’esprit de l’entreprise ou l’esprit patriotique). Il ne s’agit donc plus d’une discipline de répression et de sanction mais d’une discipline ‹ fonctionnelle › : chacun doit occuper sa place de rouage indispensable à la communauté de production et adhérer joyeusement aux objectifs communs fixés par les supérieurs hiérarchiques, les ‹ chefs ›. Ainsi est produite une image idéale du collectif ouvrier et de la discipline devant régner en son sein, image d’une machine bien entretenue et réglée sur la cadence de l’ensemble. »
En définitive, ces deux exemples, tirés du catalogue des films de l’OSEC, s’attachent à vanter la cohésion du corps social, voire national, autour de l’entreprise ou de l’usine. Dans une tradition héritée de la rhétorique de la « Défense nationale spirituelle », le film d’Adolf Forter est le signe de la nouvelle répartition des rapports de force géo-politique, désormais bi-polaires, et rappelle l’importance du rôle du chef, si cher à l’idéologie corporatiste. Il annonce également la fin du règne de la machine, en perte d’aura, alors que l’entreprise qu’il décrit confine à l’institution totale. Resserré, le discours de L’Homme et la machine ne laisse plus planer de doutes ou d’équivoques sur son interprétation : la Morale est érigée en agent réconciliateur du conflit entre Capital et Travail et l’entreprise-providence en est le porte-drapeau. Car dans les années 1950, l’heure n’est plus au Kulturfilm, et l’anti-communisme féroce qui règne au sein des élites politiques et économiques ne craint pas de se faire entendre. Il s’agit de faire oublier la lutte des classes en réinjectant dans la culture politique de l’ouvrier des valeurs traditionnelles réactionnaires et en proclamant un « esprit suisse », partagé par le chef d’entreprise, comme par ses employés et caractérisé par la « liberté dans la solidarité » (commentaire du film de Forter). Au-delà de l’aspect moral du travail, c’est effectivement bien sur cet argument que joue le film en opposant la prétendue liberté proposée par le cadre de l’entreprise aux chimères du communisme. Et c’est en ces termes que conclut la voix-over :
« Cette image, illustrant les rapports amicaux noués entre le patron et les habitants, n’est pas une vision exceptionnelle. Elle est le reflet des relations entre citoyens dans la communauté suisse : des hommes libres dans un pays libre. »