Alain Freudiger

Le rythme et la mesure. Esthétique des de Michel Soutter

Ainsi le jeu se montre au grand jour, et le sérieux reste secret.Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe » [1925], dans Oeuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 293.

Cet article se propose d’étudier le film de Michel Soutter Les Arpenteurs (1972) comme une variation sur les concepts de rythme et de mesure. Trouvant leur jonction dans la figure du pas1 et dans son incarnation (l’arpenteur), rythme et mesure s’articulent dans ce film selon un rapport riche nouant non seulement temps et espace, mais aussi éléments interpersonnels (dialogues, échanges) et circulation d’objets. Où l’on voit encore, après Les Affinités électives2 et Don Juan ou l’Amour de la géométrie3 – nous nous abstiendrons de parler de E =MC2 mon amour4, que science et relations amoureuses tissent d’intéressants rapports5.

Marches

De manière générale, le film de Soutter a un rythme plutôt lent, et son espace est plutôt mesuré : on n’est pas loin de l’unité de temps (une fin de semaine) et de lieu (un terrain de la campagne genevoise et ses alentours). C’est dans ce cadre spatio-temporel, posé dès les premiers plans, que vont faire irruption les arpenteurs.

Arpenter, c’est « marcher de long en large à grandes enjambées entre les maisons les gens et les sentiments », indique un carton à la fin du film. Et de fait, la figure de l’arpenteur conjugue de manière particulière ces deux notions que sont le rythme et la mesure, qu’il unit dans la figure du pas. L’arpenteur marche à grandes enjambées, à grand pas : sa marche est déjà réglée sur la mesure (c’est son métier, mesurer la superficie des terres – que l’on compte en arpents) et se marque par le rythme (le grand pas)6. En mesurant il obtient un rythme ; en rythmant il obtient une mesure.

Mais où marche-t-il ? « Entre les maisons les gens et les sentiments. » Les arpenteurs du titre ne renvoient donc pas seulement à un métier et derrière lui à une science (la géométrie), mais également à des relations – de séduction notamment. Ce qui peut rapprocher l’arpenteur du Don Juan de Frisch. Mais contrairement à celui-ci, pour qui la géométrie est une issue à la séduction et la séduction un obstacle à la géométrie7, Léon (Jean-Luc Bideau) séduit en s’écartant de la géométrie et s’y trouve finalement ramené en rencontrant un obstacle à sa séduction. Le mouvement est inverse : de géomètre entraîné dans la séduction rêvant de fuir dans la géométrie pour Don Juan, à géomètre rêvant de fuir dans la séduction et ré-entraîné dans la géométrie pour Léon. C’est que chez Don Juan le problème se joue sur la mesure (le sentiment est faux / la géométrie est vraie). Tandis que chez Léon, c’est dans le rapport rythme-mesure (la mesure fausse du voisinage ouvre le rythme vrai du sentiment). La situation peut également être rapprochée des Affinités électives de Goethe, qui renvoient à la fois à une propriété chimique (donc ressortissant à une science) et à des relations entre les personnages.

« C’est l’occasion qui fait la liaison, comme elle fait le larron ; et, quand il est question de vos corps physiques, le choix me paraît dépendre tout simplement des mains du chimiste qui les rapproche. »8

Mais là où un certain déterminisme semblait présider aux destinées des personnages, chez Goethe, c’est un rapport lié à la maîtrise qui prend corps chez Soutter : l’arpenteur est au cœur de sa science, il en use pour produire mesure et dessin. C’est son action, son déplacement qui produit le plan et les liens ; d’ailleurs, il en disloque d’autres puisqu’il trace. Les intervalles se trouvent marqués, les rapports étalonnés (la métaphore érotique pouvant d’ailleurs faire de Léon lui-même l’étalon – même si au fond il est plutôt passif, comme Don Juan). A l’attraction/répulsion des Affinités électives succèdent donc les questions de rythme et de mesure chez Soutter. Vu comme conquête et maîtrise, arpenter, c’est marcher pour délimiter un territoire qui nous appartient. C’est ce que fait Léon : il délimite, en plantant là des bornes qu’il maintient à l’extérieur du territoire – Max (Michel Cassagne), Lucien (Jacques Denis) – et en s’appropriant ce qui est contenu dans son cadre ainsi délimité – une casquette, des côtes de bette, une voisine (Alice – Marie Dubois). Mais sa mesure fondamentale est fausse : celle qu’il rencontre (Ann – Jacqueline Moore) n’est pas Alice. Et sa maîtrise est contestable : il n’est pas celui qui donne toutes les impulsions, il y a même une certaine passivité chez lui – il n’imprime pas son rythme à tout. Tous ses « arpents » vont alors être discutés, disputés : dispute avec Lucien, avec Max, non-coïncidence dans la rencontre avec Alice, retour de la casquette à son propriétaire, non-renouvellement des légumes (les haricots remplacent les côtes de bette, sans toutefois être confiés à Léon), besoin d’aide extérieure légale (l’avocat – Armen Godel). D’ailleurs, la multiplication des figures du pas dans le film, et notamment de ses « échecs » (aller en voiture, boiter, porter quelqu’un sur son dos, jeter une chaussure), témoigne de ce qui vient « gripper » la machinerie de l’arpent. Le pas peut être contré.

Déplacements

Les différents personnages du film – et singulièrement Léon – sont sujets à de fréquents aller-retours, et ce sont ces déplacements formant balancier qui rythment narrativement et poétiquement le film. Très vite, cette manière de se régler sur quelque chose, par la disposition de repères, instaure un rythme : les diverses allusions temporelles (« on est déjà samedi », « c’est l’automne », « quand revient-elle ? – pour goûter. ») délimitent la durée, tandis que le « tournus » entre les différents lieux (la maison d’Alice, la gare, le terrain) construit la scène et distribue les places. On a ainsi quelques premières mesures fixées, réglant le rythme de l’action sur le rythme de déplacement de Léon : par exemple le déplacement au pas entraîne un certain régime d’action, limité ici au voisinage (comme spatialité aussi bien que comme socialité). Ce parti pris implique peu de « lieux » narratifs (essentiellement un terrain, une maison, une gare) et peu de personnages (ceux qui sont liés à ces lieux, à savoir : Alice, sa mère (Germaine Tournier), Ann, Lucien et quelques autres). Il implique également un certain mode de relations entre les personnages : l’allée et venue engendre facilement des rencontres, mais aussi la possibilité de rencontres manquées (car Léon n’est pas seul à aller et venir). A un niveau plus technique, il rythme également le film en déterminant partiellement la durée des plans, dans la mesure où le temps que les personnages mettent à traverser le champ est réglé sur leurs enjambées. Enfin, à un niveau structurel, le déplacement au pas mesure aussi le temps : car chaque aller s’aboute à un retour, chacune de ces séquences découpe et délimite une portion narrative – qui de ce fait se rapporte aux autres et notamment à celle qui précède et celle qui suit. Ces portions constituent des « mesures » du film, pas tout à fait des « narrathèmes », mais de petites unités autonomes que l’on peut estimer étalonnées : des temps pleins et des temps vides, des temps de rencontre et des temps de solitude, des temps de loisir et des temps de travail, avec des correspondances entre les différentes unités (nouveau plan sur Bideau qui marche là ou il marchait la veille, nouveau plan sur le perron de la maison qu’on avait déjà vu la veille, retour au buffet de la gare, etc. – ces « répétitions » se déclinant d’ailleurs également dans les dialogues, comme nous le verrons plus tard).

Quant aux modes de déplacement, ils se mesurent au pas – qui trouve très vite à s’incarner : dans la dispute qui naît entre Léon et Max au début du film, ce dernier, pour avoir oublié les instruments de mesure, est contraint à quitter la voiture pour aller les rechercher à pied. Il y a rupture de rythme dans le déplacement (rouler / marcher), changement de direction et séparation des personnages, ce qui amène Max à mesurer l’amitié à l’aune de cet événement : « Si c’est ça l’amitié, je préfère pas avoir d’ami. » Ainsi, une rupture de rythme – due à l’oubli d’instruments de mesure – engendre une nouvelle mesure, une redisposition des rapports humains, qui d’ailleurs connaîtra son prolongement plus tard avec le flic (William Jacques) : « Je te laisse avec ton nouveau copain », dira alors Léon à Max. L’amitié n’est pas à la mesure du déroulement narratif.

L’opposition entre modes de déplacement trouve une autre variation avec le fiancé-musicien (Benedict Gampert) qui « piège » Léon : il lui demande de porter l’étui de son violoncelle jusqu’à la voiture, mais cela se révèle inutile : il n’est pas venu en voiture mais en train. La « cadence » qu’il a proposée à Léon et à laquelle ce dernier accepte de marcher se révèle basée sur un faux rythme. C’est que le rythme des uns ne coïncide pas avec celui des autres – et cela d’autant moins dans le cas d’une rivalité entre fiancé chassé et séducteur admis – problème soulevé également dans les Affinités électives :

« Avec beaucoup de peine elle a frayé un chemin à travers les rochers et maintenant elle impose, si tu veux, la même peine à tous ceux qu’elle conduit au sommet. Ni côte à côte, ni l’un derrière l’autre, on ne peut marcher avec une certaine liberté. Le rythme de la marche est rompu à chaque instant ; et que d’objections on pourrait faire encore ! »9

C’est aussi le cas lorsque Léon porte l’avocat sur son dos. Il offre ainsi son propre rythme à l’autre, mais du fait de la charge qu’il constitue, cet autre agit en retour sur le rythme de Léon (le ralentit) : ce qui casse alors le rythme « arpenté » de Léon. L’avocat a pensé faire du pas de Léon la mesure de son déplacement, mais ça ne marche pas (singulièrement aussi, il dit au préalable qu’il « ne marche pas »)10 : en grimpant sur son dos, il brise la mesure initiale – et finalement Léon le repose sur le sol.

Au-delà de ces difficultés, le pas est même rythmé jusqu’à déboucher sur une diffuse impression de déterminisme, qui là encore n’est pas sans rappeler les Affinités électives par moments, comme si « tout était trop bien réglé » : ainsi, dans la première séquence au buffet de la gare, Léon sort précipitamment voir le train qui passe en expliquant :

« Je peux pas m’empêcher de les regarder passer. Plus fort que moi. Quand il y en a un qui passe il faut que je sorte pour le regarder passer. » 

Pris au sérieux, cela signifie que son pas est réglé sur celui du train, que son déplacement est une conséquence du passage du train : perdant momentanément son rythme d’arpenteur et la maîtrise qu’il sous-tend, Léon est happé par le rythme mécanique et perd la mesure qui fonde le sien propre. La même chose se passe quand ses pas le ramènent chez Alice :

Alice : « Alors ? De nouveau de retour ? »Léon : « Je pouvais pas faire autrement, c’est si joli chez vous. »

D’autres traits déterministes viennent d’ailleurs s’insérer : le policier qui parle en proverbes comme un automate réglé (« Les malheurs vont toujours par deux. Et... jamais deux sans trois. Et surtout : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Compris ? »), ou à travers la superstition (« Touchons du bois, on sait jamais » dit Léon avant d’aller trouver Alice – et Lucien fait le même mouvement, mais dans l’autre sens, comme s’il voulait défaire le fatalisme et se l’approprier, remettre l’horloge et le rythme en place).

Circulation d’objets

Parallèlement, ces déplacements de personnages deviennent le véhicule d’une autre circulation : celle des objets. Les côtes de bette du début, destinées à Alice, passent de la main de Lucien à celle de Léon (qui se pose ainsi en intermédiaire) pour finir dans les mains d’Ann (qui se pose en substitut). Si leur fonction narrative est forte – le reste de « l’histoire » dépend en quelque sorte de ce moment –, c’est aussi dans le rapport qu’elles délimitent qu’elles deviennent intéressantes : elles rythment un trajet – tout en étant elles-mêmes les produits d’un rythme (celui des saisons : « C’est l’automne. Dommage. ») – et s’offrent comme étalons de mesures approximatives (Léon = Lucien, Ann = Alice).

Le trajet de la casquette, lui aussi, est singulier : donnée par Lucien à Léon, elle est oubliée par ce dernier chez Alice suite à son rapport sexuel avec Ann, puis retrouvée par Alice qui s’en coiffe et finalement la donne à Lucien. La casquette opère ainsi une double substitution, qui peut renvoyer, mais de manière bien différente, à la double infidélité fantasmatique des Affinités électives11 : la réplique « que dira Gladys ? » apparaît deux fois avec des sens différents. D’abord dans la bouche de Léon (comme protestation à la substitution) puis dans celle de Lucien (comme protestation à l’infidélité qui peut se dessiner avec Alice). Cette circulation met en lumière que, comme pour les côtes de bette, Lucien est l’élément immobile, la mesure (« elle me va ! c’est curieux. ») tandis que Léon est l’élément mobile – ses déplacements sont marqués, mesurés par ses rencontres avec Lucien, et rythmés par les objets qu’il reçoit.

Quant au briquet, il ne circule pas, mais fait jouer le paradigme « apparition / disparition ». En effet, sa disparition rythme la première rencontre sur un mode paradoxal (recherche – trouvaille – changement d’avis – mensonge) tandis que son apparition bloque le rythme de la seconde (« Je n’aime pas les magiciens »). Pris comme mesure du désir, le briquet permet, à travers la fausse équivalence de « dire la vérité », le malentendu qui. A la première rencontre, ouvre au rapport sexuel :

Léon (il cherche le briquet, le trouve) : « Ne cherchez plus ! Je ne fumerai pas. »

Ann : « Je ne le trouve pas. »Léon : « Vraiment ? »Ann : « Vraiment. (Léon le pose sur la table, Ann rit). C’est le vôtre ? »Léon : « Oui. C’est le mien. »Ann : « Vraiment ? »Léon : « Vraiment. »Ann : « Dans ce cas, si chacun de nous deux dit la vérité, je crois que nous pouvons faire l’amour. »

Tandis que, rapporté à un « truc » de magicien (c’est-à-dire hors-rapport), le malentendu empêche l’acte la seconde fois. Finalement, plus tard dans le film, quand Alice ne trouvera pas de feu, Ann ira chercher le briquet. La mesure qu’il constitue sera donc transmise de l’une à l’autre et leur équivalence fondée par une redisposition :

Alice : « Vous partez ? »Ann : « Non... Je retournais à ma place. »

Léon sera alors rejeté à l’extérieur (« Aucune de nous ne tient à modifier l’équilibre parfait de notre bonheur... »), car lui n’a pas su voir l’équivalence.

D’autres objets encore circulent : lunettes, manteau de fourrure, étui à violoncelle... Ils offrent à chaque fois des mesures justes ou fausses. Les lunettes sont toujours faites sur mesure, et ici la mesure, c’est la myopie : « Comment peut-on vivre sans ça ? ». Le manteau n’est pas là mais Alice dit : « A la vérité je ne sais pas où il est mais je préfère le garder. Au moins jusqu’à la prochaine fois. ». L’étui : le musicien n’en a au fond pas besoin (« c’est ou lui ou l’étui »). Ils jouent ainsi comme éléments semi-autonomes dans la configuration des relations, accompagnent autant qu’ils orientent : ils battent la mesure.

Aspects relationnels

La mesure, supposée permettre la détermination de valeurs par comparaison avec une référence, s’agence de différentes manières en ce qui concerne les personnages. Les deux arpenteurs, par exemple, sont nommés au générique « le grand » (Léon) et « le petit » (Max) : ils sont définis l’un par rapport à l’autre, en un rythme binaire. De même, lors de la conversation initiale au buffet de la gare, Lucien et Léon se demandent si « oui ou non » Alice est une pute. Le paradigme simple semble suffire à toute mesure. Mais les comparants se révèlent insuffisants, puisqu’au-delà, l’une des mesures fondamentales est fausse, celle qui induit la méprise initiale : la femme que Léon prend pour Alice est une autre. Le point de référence, la jeune femme, n’est pas fixe : d’abord Ann, ensuite Alice. C’est de cette méprise que naît un certain rythme dans la narration. On a ainsi, à l’encontre du carré des Affinités électives, une autre figure de relations entre les personnages qui s’apparente plus à une équerre : l’un des rapports, du moins, est inexistant (celui entre Ann et Lucien). Par ailleurs, le rapport de Lucien à Alice est perturbé par Léon. En fait, la figure géométrique relationnelle se dessine ainsi :

Léon

Lucien

Alice

Ann

Il s’agit aussi d’une figure à quatre, mais ici, loin d’une harmonie recomposable 12 , on a des mesures fausses (Ann ≠ Alice), des vides (puisqu’il manque une liaison – Ann-Lucien – on passe du quadrilatère au triangle) et qu’en plus le placement des intervalles empêche ce triangle de fonctionner comme triangle (Léon n’est pas entre Lucien et Alice, mais à la place de Lucien). Ainsi, par l’action de Léon rythmée par Lucien, la triangulation (entre Lucien, Léon et Alice) est aplatie en droite (Léon-Alice), et par la substitution d’Ann à Alice, la mesure de cette droite est fausse (elle se fonde sur une erreur : les légumes ne lui sont pas destinés – mais d’ailleurs ils ne sont pas non plus réellement adressés par Léon, qui n’officie

qu’ « au nom de »). Loin de mener à quelque vaudeville classique (le qui pro quo ), la méprise initiale 13 institue une variation quasi musicale et une redisposition ambivalente des coordonnées géométriques. Le théorème est bien différent de celui de Goethe, sans compter que Lucien a une femme (Gladys – Nicole Zufferey), Léon a un acolyte, Alice une mère et un fiancé : « Elle a déjà un ami, elle n’en a pas besoin de deux ». Pour bousculer un système clos, Léon s’appuie sur deux autres personnages – grâce à Max il sort de la délimitation stricte (le travail) – et grâce à Lucien il supplante le voisinage (le donné). La figure de substitution (Ann) se règle sur un intermédiaire (Léon) qui croit avoir à faire à son modèle (Alice), mais lorsqu’apparaît le modèle, l’intermédiaire qui cette fois agit en son nom propre ne trouve plus la règle (la relation ne fonctionne pas) ni les marques (il est lui, elle est elle, mais ils ne sont plus lui et elle d’hier). Leur première rencontre tourne à l’échec. Quant à la seconde, elle échoue aussi mais sur un mode différent : le désir d’Alice est bafoué par Léon. Leurs rythmes ne coïncident pas. Car les personnages ont un rythme propre et ces rythmes entrent en jeu particulièrement dans la conversation, comme nous allons le voir.

Conversations, dialogues

Les dialogues, dans Les Arpenteurs, sont fait d’une sorte d’étrangeté qui, en déjouant les attentes, laisse en quelque sorte du jeu dans le mécanisme des relations. Ils se répondent contre toute attente, se dévissent l’un de l’autre pour mieux s’emboîter, gardent à chaque parole son rythme propre sans le moduler sur le rythme de la parole précédente. Ils sont sans commune mesure car ils ne se référent pas à un terrain d’entente. C’est qu’ils souffrent d’un problème non seulement d’échelle, mais aussi de cadence : il n’y a pas de mesure commune, ni de rythme commun préalable. Ce sont les personnages qui, ensemble, tentent de le construire14.

Ainsi dans cette conversation entre Alice et Léon :

Léon : « Me revoilà, je vous rapporte des légumes. Le panier est dehors, c’est de la part de Monsieur Lucien. »Alice : « Il n’y est pas. »Léon : « C’est juste, c’était hier. Il doit être dans la cuisine. »Alice : « C’étaient des côtes de bette ? »Léon : « Oui. »Alice : « J’ai dû les manger, elles n’y sont plus. (Léon apparaît clope au bec). Où est-ce que j’ai mis mon briquet, il est toujours là ? »Léon : « Il est au premier. »Alice : « Vous êtes magicien ? »Léon : « Oui. »Alice : « Vous savez je déteste les magiciens. Je les ai toujours détestés. Depuis toute petite je n’aime pas les gens qui se prennent au sérieux et qui ont un truc. »Léon : « Ah, parce que j’ai un truc ? »Alice : « Oui. C’est pour ça que je vous fous dehors. »Léon : « Moi ? »Alice : « Oui, vous. »Léon : « Ah ha... Et puis si je veux pas sortir ? »Alice : « C’est moi qui sortirai. » (Elle sort, s’assied sur un banc, fait un geste de la main).Léon : « Vous voulez me dire quelque chose ? »Alice : « Non. »Léon : « Ah... J’croyais. »Alice : « J’ai simplement fait comme ça. » (Elle refait le geste).Léon : « Ah ha... Et ça veut dire au revoir ? »Alice : « Exactement. »Léon : « J’avais pas compris. (Il s’assied à côté d’elle). Excusez-moi. On est quel jour ? »Alice : « Samedi. »Léon : « Déjà samedi... Mon Dieu ! J’avais complètement oublié qu’on était déjà samedi. Je vous prie de m’excuser. » (Il se lève.)Chacun tour à tour se mesure à l’autre, prend le contre-pied (par le déni), impose un changement de rythme (phrase courte ou longue), joue de l’ambiguïté. Car si la conversation est un jeu, le jeu peut être, notamment, de se mesurer à l’autre, de se confronter à une autre parole, d’y trouver appui, assise, structure. C’est ce qui se passe dans le buffet de la gare, entre Léon et Lucien.Lucien : « Vous êtes magnifique aujourd’hui. »Léon : « C’est le grand air qui me fait ça. Vous aussi vous êtes magnifique avec une autre casquette. » (Il la touche.)Lucien : « Votre moustache est magnifique aussi. »Léon : « Je l’avais déjà hier. »Lucien : « J’avais pas remarqué. Je peux la toucher ? »Léon : « Attention. Ça porte malheur. »Lucien : « Ça fait rien. Je peux ? » (Il la touche.)

Ici, chaque parole devient mesure de l’autre : s’il est magnifique, l’autre l’est aussi ; si l’un touche la casquette, l’autre touche la moustache. L’équilibre se fait par le répondant, et la mesure par le toucher. Pour la dépasser, il faut non pas le tact, mais le tac au tac. Cela passe par le raccourcissement toujours plus marqué de chaque parole, et par l’accélération rythmique du débit et de l’échange (Léon : « Ça vous prend souvent ! ? »). Puis, quand Lucien s’invite dans un rythme autre lors de la discussion entre Léon et Max (« On meurt pas si facilement. »), Léon réinstaure un rythme antérieur, qui va déboucher sur de nouvelles contre-mesures : « On meurt quand on meurt, compris ? ». A la figure du pas, Léon substitue celle du trépas. C’est pourquoi il perd la mesure tout en gardant le rythme, et répond par l’invective : « Et on est con, quand on est con ».

La seconde visite de Léon à Alice est un moment particulièrement remarquable. Le tour que prend la conversation est d’abord badin, puis tend à se plaquer sur les événements de la veille : le rapport d’Ann à Léon devient ainsi la mesure du rapport qu’Alice veut instituer avec Léon15.

Alice : « On peut encore. Que doit faire une femme pour être désirée ? Qu’a-t-elle fait ici dans cette maison ? Ne soyez pas gêné de me le dire. »Léon : « Ben rien de spécial c’était un malentendu. »Alice : « Et maintenant ? »Léon : « Aussi. »Alice : « Bien. Continuons. Vous avez fait l’amour ici ? Dans cette pièce ? »Léon : « Non elle est montée. »Alice : « Vous l’avez suivie ? »Léon : « Elle m’a appelé. »Alice : « Je peux savoir votre nom ? »Léon. « J’m’appelle Léon. Cœur de lion. »Alice : « Je monte à mon tour. (En haut). Léon ! Vous pouvez monter. Vous ne voulez pas ? (Il monte, enlève son manteau). Que dois-je faire maintenant ? »Léon : « Je ne sais pas. »Alice : « Peut-être que je dois m’étendre. Peut-être que je dois ôter ma robe et garder ce qu’il y a dessous. Ou le contraire. (Changement de focus). Maintenant. (Elle dégrafe sa robe). Je suis prête. Je vous plais ? »Léon : « Vous entendez ? »Alice : « Non. Je n’entends rien. » (Irruption de musique dans le film).Léon : « C’est curieux. On dirait quelqu’un qui boite. Je vais voir et je reviens. » (Il ramasse son manteau et sort).

Cette progression à l’identique, si elle coïncide par la mesure (Ann), ne fonctionne pas du tout au niveau du rythme : Alice, réglée sur une autre personne et sur une autre rencontre, ne parvient pas à imprimer le sien à Léon, tandis que lui, passif et enjoint à rejouer un personnage (sa mesure initiale fausse – comme le Don Juan de Frisch16 – fondée sur un malentendu) ne peut donner de répondant – d’ailleurs la mesure focale vient constater cet échec (le plan devient flou sur Marie Dubois et la mise au point sur la tête Bideau obstrue le 1er plan), et leur rapport demeure non consommé. Significativement, Léon met un terme à l’entrevue en entendant quelqu’un qui boite – figure d’échec du pas pour l’arpenteur, rythme déséquilibré.

Finalement, certaines paroles, par la répétition, fonctionnent comme marques rythmiques : outre « que dira Gladys », on peut citer « Si c’est ça l’amitié, je préfère pas avoir d’ami », « Comment peut-on vivre sans ça », « C’est une libellule », « Connasses ! ». Elles ne reviennent que deux fois, mais de ce fait induisent une continuité et un écho dans le film qui font lien et lui donne un rythme particulier (une percussion). Le dernier écho se fait entendre à la fin du film, lorsqu’Ann tente elle aussi de délimiter un périmètre (pour en exclure Léon), d’établir une mesure :

Léon : « Vous me reverrez quand même ! J’arpente dans le secteur. »Ann : « Oui, mais de loin. »C’est alors que Léon perd toute mesure par l’insulte et l’excès :Léon : « Dites lui qu’on va revenir ! Et qu’on va tout foutre en l’air dans le coin ! Sa bicoque son jardin, tout ! »Ann : « Je n’y manquerai pas. »Léon : « Connasse(s) ! »

Le rythme aussi en prend un coup, non seulement parce que cette phrase est entendue deux fois (écho), mais aussi parce que Léon marche plus vite qu’avant (énervé), et que finalement le film se termine : il y a cassure des aller-retours. Léon se livre ainsi à l’« outrepas » : le point de référence, la limite est repoussée, détruite, quand elle devient vraiment limite (non, elles ne veulent plus le voir) ; alors Léon menace, franchit (redevient arpenteur). C’est que la mesure était toujours dérisoire, relative, fragile : si la fin du film coïncide avec la fin de la récréation pour les enfants qui rentrent en classe, la seule autre apparition d’enfants dans le film est un plan où ils jouent à faire tomber des piquets de mesure à l’aide de cailloux.

Accords et désaccords

Le film joue ainsi sur des figures du désir et sur des circulations. Il témoigne de ce qui se délimite quand on a à se régler sur l’autre : l’accord en rythme qui apaise (« Quand on danse on oublie tout », dit Gladys à Lucien qu’elle entraîne), le contre-rythme qui ouvre une échappée, un désir d’ailleurs (Max a du pain et du chocolat mais Léon a « envie de quelque chose de salé », prétexte à aller voir Alice), la difficulté de mettre l’autre au pas (« C’est vraiment vrai que vous voulez plus me revoir ? [...] Vous me reverrez quand même ! ») – et bien évidemment le jeu fragile des accords instables et momentanés, faits d’impulsions et de contre-impulsions, de mesures et d’erreurs sur la personne. Ici, la liberté engendre son arbitre (là où, dans Les Affinités électives, c’est le déterminisme apparent qui laissait du jeu à la liberté), la maîtrise d’un rythme et d’une mesure se base fondamentalement sur un malentendu, science (travail) et sentiment (relation) ne se conjuguent pas selon des lois analogues, sauf à marcher de long en large à travers « les maisons les gens et les sentiments ». Une part reste alors au secret : ce que se disent Lucien et Alice dans la cachette, par exemple. Et il ne reste plus à Alice qu’à mentir à Ann (« J’ai aussi couché avec Léon sur mon lit ») pour que se détruise le cadre impropre aux coordonnées du sentiment :

« [...] Charlotte prouva d’une manière certaine que, depuis qu’elle connaissait mieux le Capitaine, elle lui voulait du bien, en le laissant détruire sans aucun regret, voire sans le moindre chagrin, un beau coin qu’elle s’était ménagé pour se reposer, qu’elle avait même particulièrement choisi et orné de ses premiers travaux, mais qui contrariait l’exécution du nouveau plan. »17

Finalement, ce que nous montre Soutter, c’est qu’un rythme, c’est aussi l’afflux d’un mouvement neuf dans un cadre donné, cadre qui s’en trouve transformé et par ses « contractions » agit en retour sur le mouvement affluent – soit jusqu’à la fusion, soit jusqu’à la destruction d’une des deux parties. Le continu ici se révèle discontinu là. Et si la mesure est changeante, c’est qu’elle dépend de l’observateur : à ce titre, le dernier plan sur Alice, mutique et qui entend l’écho des dernières paroles de Léon, fonctionne comme un silence – qui en musique est aussi une mesure – et fait contrepoint aux dialogues.

Ainsi, comme en physique quantique, il semble impossible de connaître à la fois la transmission d’énergie (le jeu des sentiments, le poids des échanges) et la position des éléments (les personnages, les objets) – car les instruments de mesure (le pas, ici – mais aussi le film lui-même) viennent interférer avec la mesure :

« Tout dispositif expérimental permettant l’enregistrement d’une particule atomique dans un domaine d’espace-temps limité exige des règles graduées fixes et des horloges synchronisées qui, de par leur définition même, excluent le contrôle de l’impulsion et de l’énergie qui leur sont transmises. Réciproquement, pour pouvoir appliquer sans ambiguïtés les lois de conservation dynamiques en physique quantique, il faut renoncer en principe, dans la description du phénomène, à une détermination précise des coordonnées dans l’espace-temps. Cette exclusion mutuelle des conditions expérimentales implique qu’il faut tenir compte de la totalité du dispositif de mesure pour décrire le phénomène de façon bien définie. Toute subdivision définissable impliquerait un changement du dispositif avec apparition de nouveaux phénomènes individuels : c’est là l’expression logique de l’indivisibilité des phénomènes atomiques. » 18

Et peut-être que de même, toute subdivision définissable de parties ou d’éléments du film implique un changement du film lui-même et l’apparition de nouveaux phénomènes de sens : l’analyse ne fait que commencer...

Les Arpenteurs (1972). Réal. et scénario : Michel Soutter. Image : Simon Edelstein. Montage : Joële van Effenterre. Son : Marcel Sommerer. Interprétation : Jean-Luc Bideau, Marie Dubois, Jacques Denis, Jacqueline Moore... Production : Groupe 5 Genève, en collaboration avec la Télévision Suisse.Disponible en DVD (Association Michel Soutter / Doriane Films).Voir : www.dorianefilms.com

1 A rapprocher de la poétique de Michel Soutter, sur le pas mais aussi sur la parole (dialogues) : « Quand l’effort est réduit, la parole cesse d’être ressentie et n’impose plus de lois – de même que les actes et mouvements sans efforts se font sans rythmes. Marcher au pas consiste toujours à percevoir les efforts de la marche et à les souligner. » (Paul Valéry, Ego scriptor, Gallimard, Paris, 1992, p. 77).

2 Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives (Die Wahlverwandschaften), Flammarion (GF), Paris, 1992 [1809].

3 Max Frisch, Don Juan ou L’Amour de la géométrie, Gallimard (Le Manteau d’Arlequin), Paris, 1969.

4 Bluette prépubère écrite par Patrick Cauvin, publiée en 1983, et qui rencontra un vif succès...

5 A noter d’ailleurs que le géomètre était un personnage récurrent de la philosophie du XVIIIe siècle (notamment chez Diderot).

6 Le rythme, ce n’est pas la vitesse : le grand pas n’implique pas forcément la rapidité. Par contre, l’une des conséquences des grands pas est que les points par lesquels on passe sont moins nombreux : si les coordonnées de l’un d’entre eux se révèlent fausses, il y a donc des chances que toute la mesure le soit.

7 « Un épisode dans ta vie, voilà ce que chacune d’entre nous a été. Mais l’épisode a fini par dévorer ta vie tout entière. Pourquoi ne crois-tu pas en une femme, Juan, une fois seulement ? C’est la seule voie qui mène à ta géométrie. » (Frisch, op. cit., p. 65.)

8 Goethe, op. cit, p. 75.

9 Id., p. 61.

10 L’avocat : « Une fille comme ça qui disparaît ? Moi je marche pas. Pas envie de me salir les godasses pour si peu. » Léon : « Tu veux que je te porte ? » L’avocat : « Ouais. »

11 « Dans la demi-obscurité de la veilleuse l’inclination secrète et l’imagination l’emportèrent aussitôt sur la réalité. Edouard ne tenait qu’Odile dans ses bras ; Charlotte voyait planer devant son âme, proche ou lointaine, l’image du Capitaine, et ainsi, assez étrangement, présence et absence s’entrelaçaient avec ravissement et volupté. » (Goethe, op. cit., p. 133.)

12 Dans Les Affinités électives :

13 Méprise qui répond à une autre, celle de prendre Alice pour une pute – méprise déclinée plus loin encore d’ailleurs puisque, lorsque Lucien montre une photo à Léon, celui-ci dit que c’est peut-être bien une pute – or c’est la photo de Gladys, la femme de Lucien.

14 Ces difficultés rythmiques trouvent d’ailleurs, elles aussi, un écho dans Les Affinités électives, avec les deux attitudes adoptées face au jeu musical d’Edouard :« Pour n’importe quel accompagnateur il aurait été difficile de réussir avec lui un duo ; mais Charlotte savait s’y plier ; elle s’arrêtait, puis se laissait de nouveau entraîner et remplissait ainsi la double tâche d’un bon chef d’orchestre et d’une femme avisée, qui sait toujours respecter la mesure dans l’ensemble, même quand il arrive que certains passages ne la suivent pas. » (Goethe, op. cit., p. 56.)« Elle [Odile] s’était si bien approprié ses défauts qu’il en résultait comme un ensemble vivant, qui ne progressait certes pas en mesure, mais était pourtant très agréable et plaisant pour l’oreille. » (Id., p. 105.)

15 Comme s’il s’agissait de rétablir la mesure juste : « J’ai toujours vécu à l’envers. Avec lui j’aimerais vivre à l’endroit », dira-t-elle plus tard à Max.

16 « Comment saurais-je qui j’aime ? Depuis que je sais tout ce qui peut arriver... même à ma fiancée ! Elle qui se gardait pour moi, pour moi seul, et comblée par le premier venu qui par le plus grand des hasards se trouvait être moi-même... » (Frisch, op. cit., p. 38.)

17 Goethe, op. cit., p. 93.

18 Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard (Folio), Paris, 1991 [1961], p. 286.