La Suisse s’interroge en question
Réalisé par Henry Brandt1 pour l’Exposition nationale de 1964 à Lausanne, La Suisse s’interroge, cinq films de quatre minutes – La Suisse est belle ; Problèmes ; La Course au bonheur ; Croissance ; Ton pays est dans le monde – composent une section parmi les six que comptait le secteur central de la manifestation appelé « La voie suisse ». Pièce maîtresse du dispositif, qualifiée d’« Epine dorsale »2, La voie suisse expose les idées de la direction. Le mandat délicat que Brandt reçoit de cette dernière est un défi de taille : il s’agit de répondre aux vocations contradictoires de la manifestation qui souhaite à la fois être une « synthèse de la vie helvétique », une « sauvegarde de la cohésion nationale », mais également un « acte politique de portée nationale »3 supposé secouer un peuple susceptible de « dégénérer en une masse amorphe et inactive »4. La particularité contextuelle de La Suisse s’interroge réside donc dans la conjonction inédite d’une période de profondes mutations pour la Suisse, d’une exposition nationale réflexive et de la défense du cinéma comme art méritant une reconnaissance culturelle et législative5.
Les courts métrages marquent toute une génération de visiteurs, mais restent curieusement peu étudiés. Le paradoxe est d’autant plus étonnant que les films connaissent lors de l’Exposition un retentissement favorisé par la renommée de la manifestation6. La visibilité de grande envergure assurée aux films projetés est une opportunité unique. En quête de reconnaissance, le cinéma bénéficie du caractère national de la manifestation, vecteur idéal de promotion, ainsi que d’inscription dans une culture légitimée. De plus, le lieu de projection n’est pas une salle de cinéma, mais un emplacement spécifique intégré à l’itinéraire suivi – à pied – par les visiteurs au sein de La voie suisse. La Suisse s’interroge, en tant qu’objet filmique, est exposé au regard de la nation sans rencontrer l’obstacle habituel que constitue le scepticisme des distributeurs et des exploitants. Enfin, les visiteurs viennent voir les courts métrages sans que ceux-ci aient été soumis préalablement au tamis des critiques de cinéma. Pour autant, La Suisse s’interroge fera rapidement l’unanimité dans la presse, recevra les honneurs de la Suisse officielle avec la prime à la qualité accordée par le Département Fédéral de l’Intérieur et connaîtra une audience fantastique de deux millions de spectateurs7.
Au sein de La voie suisse, secteur destiné à amener les visiteurs à prendre conscience de certaines réalités de leur pays, les courts métrages répondent aux exigences d’un dispositif de conscientisation nationale. Dès lors, il ne suffit pas d’analyser le seul objet filmique final, mais il faut mener une recherche qui vise à découvrir ce qui s’est produit autour de lui durant toute sa phase d’élaboration. C’est ainsi que ces sources précieuses ont été mises à jour : scénarios que Brandt qualifie de « rapports », transmis à la direction de l’Exposition qui en est la mandatrice ; échange de correspondance avec René Richterich, adjoint de la direction responsable de La voie suisse ; contrats, préavis et demandes de subvention ; enfin, procès-verbaux des séances du Comité directeur. C’est à partir de la confrontation de ces archives papier avec les films qu’il est possible de restituer l’histoire inattendue de ces courts métrages.
L’enjeu de la section La Suisse s’interroge est conceptualisé dès 1960 par la direction composée d’Alberto Camenzind8, Edmond Henry9 et Paul Ruckstuhl10, secondés par René Richterich11. La fonction des films telle que décrite dans le Descriptif du contenu de l’Exposition est la suivante :
« la caméra d’Henry Brandt, […] observera les failles et les défauts afin de susciter une prise de conscience des problèmes que nous devrons résoudre pour que notre pays reste ce qu’il a toujours été. […] Les problèmes de la main-d’œuvre étrangère, du manque de logement, du vieillissement de la population, du manque de cadres, de l’abstentionnisme, du vide qui menace la course aux biens matériels, de l’aménagement du territoire, ainsi que ceux posés par l’évolution technique et politique du monde moderne seront traités dans cette subdivision pour mettre en évidence le rôle prépondérant de la responsabilité individuelle dans leur solution »12.
Les thèmes ont donc été déterminés par les concepteurs de La voie suisse. Afin de vérifier au fur et à mesure le travail du cinéaste, la direction reçoit de la part de Brandt des scénarios qu’il appelle « rapports » et qui ont pour but de montrer les avancées et évolutions du projet. Le premier de ces rapports date du 14 mars 196213. Jacqueline Veuve y est mentionnée comme collaboratrice. A ce premier scénario, font suite cinq rapports datant du 1er mai 1962, du 7 juin 1962, du 20 août 1962, du 31 octobre 1962 et du 27 juin 1963, soit une année avant l’inauguration de la manifestation. Le 8 janvier 1963, lors du rendu du cinquième scénario, la direction de l’exposition et son Comité se réunissent et dis-cutent de l’aspect jugé trop négatif des films14. Suite à cette séance, le Comité directeur demande à la direction « de refondre avec M. Brandt la substance de la deuxième séquence tout particulièrement, en un sens plus positif »15. A ce stade de la création, Brandt se trouve dans une situation paradoxale : mandaté pour conscientiser les Suisses sur les problèmes de leur pays, il se retrouve limité dans la démonstration de ces mêmes problèmes. Le cinéaste livre le 27 juin 1963 son sixième et dernier scénario intitulé Construction, contenu et signification des 5 films de « La Suisse s’interroge » (base de travail précédant la réalisation)16. Entre le premier et le dernier rapport, dix-huit mois de négociations s’écoulent, longue période de tractations où les convictions des uns et des autres s’échangent, se négocient ou s’imposent sans jamais perdre de vue l’enjeu de la section : réfléchir et faire réfléchir une nation.
Une fois en phase avec les attentes de ses mandataires, Brandt signe enfin un contrat avec la direction le 1er juillet 1963, qui prévoit une somme de l91 000.– octroyée au cinéaste. Cet accord autorise la direction et son Comité à intervenir à tout moment sur les films. En signant ce document officiel, l’artiste accepte les règles du jeu, règles qu’il n’a peut-être pas fixées, mais qu’il admet. Dès lors, aux yeux de la loi, la thèse de la censure ou du chantage est difficile à défendre17. De plus, Brandt a intérêt à remplir un contrat à la clé duquel sa renommée sera confirmée18.
Dès 1963, l’Exposition connaît des déboires financiers et la Confédération hésite à octroyer des sommes supplémentaires. Entre alors en jeu Hans Giger, à la fois délégué du Conseil fédéral et membre de la Commission des finances de l’exposition19. Comme l’avance très diplomatiquement Edmond Henry, directeur administratif de l’Exposition : « M. Giger est en effet revêtu d’une mission du Conseil fédéral qui est anxieux à propos de la façon dont sera traité l’avenir de la Suisse »20. Le dernier scénario du cinéaste lui est soumis. Dans une lettre à Richterich, chargé d’en transmettre le contenu à Brandt, Giger s’improvise juge. Pour lui, la fonction du cinéma dans une exposition nationale ne doit pas « esquisser magistralement une situation humaine et éveiller chez le spectateur la compassion pour les déshérités de ce monde »21, mais
« par souci de vérité, […] renoncer à produire un effet cinématographique s’il ne présente qu’un aspect de la réalité. […] L’exhortation du juge au témoin : ‹ de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité › s’applique aussi à l’Exposition »22.
Giger est préoccupé par la véracité des informations contenues dans le dernier scénario tandis que la direction et Brandt semblent plus soucieux de faire passer un message intelligible pour le plus grand nombre afin de « secouer l’indifférence et la bonne conscience »23. La direction considère le cinéma dans sa dimension utilitaire, à savoir comme un média de choix pour atteindre son objectif de conscientisation et être le support de son discours :
« La section La Suisse s’interroge devait soulever certaines questions relatives à la situation actuelle du pays. Le cinéma était le moyen le plus direct de les illustrer d’une façon objective et percutante. »24
Le cinéma constituant pour la direction un outil de conscientisation nationale et, pour le délégué, un idéal de démonstration scientifique, les acteurs de ce dialogue de sourds ne peuvent s’entendre. Il apparaît dans la lettre susmentionnée de Giger que, non seulement il doute de la faculté du cinéaste à présenter une vision objective de la Suisse, mais qu’il remet en question la capacité de la direction à superviser Brandt. Enfin, le délégué du Conseil fédéral minimise ou nie chaque problème social évoqué dans la deuxième séquence et particulièrement la question des immigrés :
« De nombreux Italiens, que nous considérons comme mal logés et vivant à l’étroit, ne trouvent rien de particulier à cela. […] Il faudrait éviter de montrer […] que les ouvriers étrangers travaillant en Suisse vivent dans la misère, car cette situation n’est pas une caractéristique de chez nous (et si c’était vraiment le cas, la plupart d’entre eux ne reviendraient plus en Suisse). »25
Giger, mal disposé à l’égard de La Suisse s’interroge, tient en main « les cordons de la bourse ». Or, le 29 juillet 1963, la direction demande au Comité directeur d’accorder au cinéaste une somme supplémentaire de 30 000.– pour mener à bien le projet de film. Pour compenser ce dépassement du devis initial, Brandt accepte de modifier ses scénarios précédents. Ces changements sont explicitement mentionnés dans la demande de subvention :
« A la suite des différentes remarques et cri-tiques soulevées, la direction s’est vue dans l’obligation de demander à M. Brandt de refondre son projet. Des séances de travail ont eu lieu avec la direction et M. Giger, délégué du Conseil fédéral, et ont abouti à un nouveau projet […]. La critique trop absolue dans l’ancien projet a été nuancée par l’introduction d’éléments positifs de la situation actuelle de la Suisse. »26
Le contexte de production dévoile les enjeux du projet. La Suisse s’interroge résulte d’une dialectique de l’audace et du compromis27.
Qui sont les spectateurs pour qui La Suisse s’interroge a été créé ? Les écrits officiels rédigés par les commissions dirigeantes comportent plusieurs définitions des « Suisses moyens » où ces derniers ne figurent guère à leur avantage :
« Une longue période de paix, marquée par l’absence de souffrances, et la prospérité économique ont engendré en Suisse un amour immodéré de la sécurité, un attachement excessif aux valeurs matérielles et la peur des idées nouvelles. L’engourdissement est d’autant plus dangereux que l’exiguïté de notre territoire aux horizons fermés nous incline à penser petit. Seul un gros effort nous permet de dépasser ces étroites limites et d’assouvir ‹ le besoin de grandeur › (Ramuz) qu’une minorité de Suisses ont acquis par l’étude et les voyages. Cet état de choses a pour effet que le Suisse adopte tantôt une attitude de supériorité qui s’exprime par des affirmations maladroites heurtant les étrangers ; tantôt une attitude de mauvaise conscience. Il sent qu’il est matériellement privilégié, mais aussi privé de l’expérience de la souffrance qui a frappé les nations belligérantes de la deuxième guerre et que connaissent maintenant encore les pays pauvres et surpeuplés des autres continents. »28
C’est pour ces spectateurs suisses – certes construits de toutes pièces, mais omniprésents sur le plan de l’imaginaire – que la section La Suisse s’interroge est conçue. Les films doivent conscientiser c’est-à-dire suggérer aux citoyens certaines idées sans les leur donner d’emblée. Le dispositif est pensé ainsi : les spectateurs se laissent conduire à des conclusions qu’ils finissent par s’attribuer. La question qui sous-tend donc toute l’élaboration des films est la suivante : comment induire des émotions et, ainsi, influer sur les déductions des spectateurs ?
Pour convaincre à la fois la direction et les visiteurs, Brandt travaille à la vraisemblance des films au travers de l’écriture des scénarios jugés par le Comité directeur. De ce fait, le cinéaste y convoque des -images prises sur le vif et des chiffres supposés garantir l’impartialité de sa démonstration. L’objectivité de son discours doit lui permettre d’avancer prudemment et avec rigueur une critique sans appel de la nation. Ainsi, la crainte de représailles, voire de censure, est source d’inspiration pour le cinéaste : Brandt cherche à mettre en avant sa volonté d’objectivité, critère à l’aune duquel la direction évalue son travail. Il apparaît au fil des rapports que le cinéaste met en place une méthode rigoureuse aux consonances sociologiques : « Nous pensons utiliser des interviews très rapides, ou des déclarations de ceux que ces problèmes concernent »29. Une enquête a même débuté pour élaborer la deuxième séquence, celle traitant de problématiques sociales :
« Notre enquête est en cours, et elle se révèle plus longue et plus compliquée que nous l’avions prévue, car cette séquence ne peut être que le reflet exact des besoins réels de notre pays et des préoccupations de ceux qui s’occupent de nos problèmes sociaux. Elle doit présenter ces problèmes avec la plus grande rigueur. »30
Cette stratégie légitime le discours de Brandt et se répercute sans aucun doute sur l’esthétique de l’objet filmique final.
Preuve de l’écart entre un projet de film sur scénario et le film dans sa forme définitive, les courts métrages recèlent toutefois des astuces que les scénarios n’explicitent que peu ou pas. En effet, une fois les commissions dirigeantes convaincues par le sixième et dernier scénario, Brandt peut s’accorder plus de liberté dans la réalisation des images. Montage rapide, exploitant la discontinuité de façon à obtenir le plus grand choc possible d’un plan à l’autre ; usage habile du stéréotype, du symbole et de la caricature, condensation des idées et de la durée ; Brandt ruse contre le temps. La longueur des courts métrages est dérisoire face au nombre et à la complexité des problématiques que le cinéaste doit traiter avec originalité et efficacité. La contrainte temporelle est une restriction que Brandt parvient à contourner. Initialement, les films devaient être des flashes de trente secondes. Face à cette durée insuffisante, Brandt négocie :
« J’ai donc dû commencer par lutter contre mes commanditaires pour obtenir une longue durée. A force de persévérance, de ruse, je suis parvenu à ces cinq fois trois minutes et cinquante secondes. »31
La série de films atteint le 27 avril 1962 sa forme définitive : cinq séquences d’une durée de trois à quatre minutes, projetées en boucle pendant dix à quatorze heures par jour32. Enfin, Brandt recourt à la polyvision, à savoir l’utilisation de plusieurs projections sur un seul écran. Ce procédé (utilisé pour Croissance et Ton pays est dans le monde) permet une économie sur la durée : montrer plus en moins de temps. Le premier court métrage, La Suisse est belle, semble répondre à la veine propagandiste de l’Exposition : les intertitres, soutenus par la musique33, scandent : « la Suisse est prospère », « tout marche bien ». Bien que faite de paysages montagneux hauts en couleur et de moissonneuse-batteuse à la gloire de la nation, à y regarder de plus près, la première séquence n’est qu’un subterfuge qui laisse place à la surprise lorsque le dernier intertitre rompt avec cette imagerie conventionnelle : « Est-ce que vraiment tout marche aussi bien ? » Brandt fait ainsi planer le doute sur une fanfare qui marche parfaitement au pas. La surprise est d’autant plus grande que l’enjeu de la deuxième séquence est de démontrer que « La Suisse n’est pas seulement un paradis »34. Initialement intitulé « Problèmes sociaux », cette séquence est, dès le second scénario, désignée par l’euphémisme distingué « Ombres au tableau », car, d’emblée, c’est elle qui récolte le plus de critiques des Commissions dirigeantes. Brandt n’hésite donc pas à jouer sur les mots. Le cinéaste défend le projet de cette séquence aux travers de ses scénarios, moyens de contrôle de la direction et de faire-valoir pour l’artiste sous contrat : « Nous ne cherchons pas à prouver, nous montrons ce qui existe aussi dans le même pays que la séquence 1 »35. Au nom de la véracité des informations, Brandt tâche de préserver la dimension engagée de la séquence.
Les scénarios de La Suisse s’interroge sont des objets complexes. Le cinéaste y revendique ses opinions à teneur politique et n’hésite pas, pour convaincre, à recourir aux citations tantôt poétiques36 : « Rien n’est jamais acquis pour l’éternité »37, tantôt biblique38 : « A quoi servirait à un homme de conquérir le monde s’il y perdait son âme ? »39. Les scénarios sont des objets d’analyse inépuisables, car relevant d’une écriture stratégique riche. Préserver sa marge de liberté, Brandt y réussit partiellement puisque les courts métrages n’ont rien d’un compromis insipide. Cependant, certaines problématiques disparaissent au fil du processus de création. Les adolescents à problème, le divorce, l’alcoolisme, le suicide, la solitude, la peur des idées audacieuses et nouvelles, « l’hospitalité helvétique réservée aux riches », « le travail opium », les mères de famille confrontées à la conciliation travail-enfants, l’enseignement supérieur réservé à une certaine classe, toutes ces questions sont écartées, soit pour des raisons politiques, soit en raison de difficultés de mises en scène. Malgré cela, la deuxième séquence conserve les thèmes clés de l’augmentation du troisième âge sans structure de prise en charge, la hausse effrénée des loyers et le manque de main-d’œuvre qualifiée. Le climax du court métrage Problèmes intervient lors du traitement de la question brûlante de l’immigration, avec l’arrivée d’immigrés italiens chargés de valises. La mention « 700.000 ouvriers étrangers » s’imprime et la voix de raconter :
« Ils quittent leur pays chaque printemps pour venir vivre et travailler chez nous. Nous avons besoin d’eux. Ils construisent nos routes, ils bâtissent nos maisons, ils travaillent dans nos usines. Comment les accueillons-nous ? »
C’est en réaction à la société de consommation que Brandt va construire la critique contenue dans la troisième séquence La Course au bonheur : course du temps rationalisé, course à l’acquisition de biens, course aux satisfactions vaines, simulacres de bonheur, parodie d’un quotidien simplifié à l’extrême – « travail, voiture, manger, payer »40. Sont filmées des actions banales telles que se laver les dents, faire la vaisselle, et passer l’aspirateur. Le dimanche, chacun participe au nettoyage de la nouvelle voiture, une Buick immatriculée 1964 dont le père a tant rêvé. Tandis qu’ils roulent, les parents n’ont pas un regard pour leur fils, contemplant la route défiler, métonymie de l’existence. Puis intervient ce célèbre gros plan sur son visage, et ses yeux implorent : « C’est ça la vie ? » Le miroir tendu aux spectateurs par ce « regard de l’enfant, regard qui s’étonne et qui accuse »41, ébranle les visiteurs au point que la photographie tirée de ce plan connaît une diffusion très importante par la presse et que ce court métrage masque par son succès l’impact des quatre autres42. Allégorie d’une époque angoissée, expression d’un malaise caractéristique des années d’après-guerre, le succès du garçonnet à casquette s’explique par l’identification qu’il provoque chez les spectateurs.
Au début des années 1960, la dégradation de l’environnement est telle que seule une planification en vue d’enrayer ce processus peut en venir à bout. Croissance démontre l’urgence de cette mesure et tâche de susciter une prise de conscience par la profusion d’images spectaculaires. Séquence en couleur, elle s’ouvre sur trois projections de plans de foule illustrant le texte en surimpression : « Nous sommes 5.700.000… et bientôt 10.000.000 ». Ce texte est repris par le chœur qui le chante en canon. La musique parvient ici à exprimer l’idée d’être « toujours plus nombreux » et de la cacophonie que cela engendre. La foule constitue dans ce court métrage un héros collectif dont la pérennité est menacée par les dégâts qu’elle cause à l’environnement. Des gros plans de pots d’échappement crachotants sont projetés en même temps que « Notre air est pollué » ; le procédé de la polyvision est destiné à tisser un lien de cause à effet dans l’esprit des spectateurs. « Continuer ainsi ? Ou prévoir ? » laisse les visiteurs dans l’expectative. Et la réponse s’impose d’elle-même. La Charte de l’Exposition esquisse quelques lignes directrices de politique extérieure comme ouvrir « les voies vers l’Europe nouvelle » et « agir en faveur d’une solidarité mondiale »43. Ce discours est perceptible dans le projet de La Suisse s’interroge. « Pouvons-nous dire : ‹ Qu’ils se débrouillent › et rester des curieux comme les spectateurs des ours de Berne ? »44 se demande Brandt. Il y répond par son cinquième et dernier court métrage, Ton pays est dans le monde, qui vise à responsabiliser le citoyen suisse et à lui insuffler un sentiment de solidarité face au reste du monde. Le film fonctionne par juxtapositions d’actualités, d’archives ainsi que d’images rapportées par le cinéaste de ses voyages. Le court métrage se compose de deux projections de films autonomes sur un seul et même écran. Ce dispositif tire sa force des correspondances que les spectateurs construisent spontanément de la simultanéité des -images : champignon atomique et constat des ravages de la bombe. Le corps parle, témoigne d’une appartenance à un corps social, élite ou rebut. Il exprime ici la souffrance par les peaux pelées et san-gui-no-lentes. La musique soutient la comparaison par le chœur a cappella troublé par des instruments d’ordonnance comme le clairon et la trompette de cavalerie. Le but de cette association entre images et musique est, bien entendu, de conscientiser les visiteurs quant à leur responsabilité de citoyens d’un monde où tout se répercute.
Trois mois avant l’inauguration de l’Exposition, Brandt évoque dans une émission radiophonique sa situation et celle en filigrane du cinéma suisse :
« Nous n’avons pour ainsi dire pas la possibilité de faire des films libres. Nous pouvons faire des films de commande dans lesquels il y a moyen de s’exprimer un peu, mais enfin ce ne sont pas des films libres. Ce ne sont pas les films que nous aimerions faire comme un peintre peint sa toile ou comme un écrivain écrit un roman. »45
Les cinéastes, selon Brandt, se heurtent à l’impossibilité de réaliser librement leur art. Et La Suisse s’interroge, objet négocié dont l’auteur est collectif, exemplifie à merveille ce processus de négociation entre contraintes et initiatives. La liberté imprescriptible d’un seul et même auteur relève donc d’un idéal. Données économiques, politiques, nationales, thèmes imposés, formats de durée requis, dispositif de projection exigé, budget restreint, problèmes techniques déterminent le film dans sa forme finale. Ainsi, l’exemple de La Suisse s’interroge doit encourager l’analyse d’objets filmiques par les contraintes dont ils sont toujours précédés.
Le cas de La Suisse s’interroge permet de mettre en évidence certains aspects inévitables à tout processus de création artistique, comme la dimension d’autocensure. La direction et Brandt ne peuvent penser les courts métrages sans avoir à l’esprit ce public, ces « Suisses moyens » qu’il convient d’éduquer. Dès lors, pour ne pas braquer leurs spectateurs imaginaires ainsi que leurs contradicteurs bien réels (Giger et le Comité directeur), le cinéaste et ses commanditaires cèdent à l’autocensure. La direction le reconnaît même publiquement dans le Livre d’or :
« il faut relever toutefois que notre liberté d’expression ne fut pas totale. […] Enfin nous devons avouer que nous nous sommes quelquefois imposé une autocensure, sachant que certains mots provoqueraient ici et là de violentes réactions. »46
Les trois directeurs, officiellement à la tête de la manifestation, dis-posent d’un pouvoir limité, car soumis à une structure hiérarchique et à un financement complexe, ainsi que dépendant de l’appui du parti -radical-démocratique47. Ils s’infligent alors une autocensure pour esquiver les critiques en suspens de Giger et du Comité directeur, autocensure répercutée sur Brandt. Ainsi, « la censure fait partie de l’œuvre, qui ne se réduit plus à un objet, mais se déploie en une succession d’attitudes et d’événements »48. Une fois la notion de censure ou plus précisément d’autocensure prise en compte, il ne s’agit pas de faire l’histoire de ce qui n’est pas advenu, mais de toujours garder à l’esprit qu’un film reste un objet d’étude relatif, car il s’en est fallu de peu pour qu’il soit autre.
Enfin, cette réflexion débouche sur une relativisation du statut présumé de l’auteur. L’étude détaillée du processus de création des films permet de mettre à jour des contributions d’intervenants insoupçonnés. Durant les trois ans de tractations que durent les négociations autour de La Suisse s’interroge, la direction, le Comité directeur, Giger et tant d’autres influent à différents degrés sur l’objet filmique final. Dès lors, les exemples d’intervention sont nombreux. Le plus éloquent concerne le titre à proprement parler de la section et de la série de film. Richterich écrit à Brandt :
« Diverses personnalités tels M. Denis de Rougemont, MM. Les professeurs Freymond et Lüthy, […] n’aiment pas le titre de la Suisse inquiète. Les Suisses ne sont pas inquiets. Le terme d’inquiétude a quelque chose d’affectif qui déplaît. »49
L’adjoint de la direction termine sa lettre en minimisant son influence sur le contenu des scénarios : « N’ayez aucune crainte, le projet de ‹ La Suisse inquiète › ou plutôt de ‹ La Suisse s’interroge › subsistera tel que vous êtes en train de l’élaborer »50.
Fonds d’archives consultés
Dossiers de presse sur Henry Brandt établis par la Cinémathèque suisse, Lausanne.
Archives de la ville de Lausanne (AVL), Fonds Exposition 1964, archives du syndic Georges-André Chevallaz, en voie d’être répertorié 51 .
Archives de la construction moderne (ACM), Fonds Camenzind Alberto ainsi que le fonds photographique Ruckstuhl Paul, EPFL, Lausanne.
Archives fédérales suisses à Berne (AFS), Fonds Expo 64, versement J II.10.
Sources filmiques
Les 5 courts métrages de la série La Suisse s’interroge (1964, 35mm) :La Suisse est belle (couleurs ; cinémascope ; 118 m)Problèmes (noir & blanc ; 106 m) La Course au bonheur (noir & blanc ; 117 m) Croissance (couleurs ; non-fiction ; sur écrans multiples ; 116 m) Ton pays est dans le monde (montage d’images d’archives et d’actualité ; noir & blanc ; sur écrans multiples ; 105 m) Série : La Suisse s’interroge – Réalisation : Henry Brandt – Prise de vue : Jean Bernasconi – Montage : Henry Brandt – Musique : Julien-François Zbinden – Son : Henry Brandt – Dispositif de projection : le spectateur suit à pied un parcours obligé où il traverse successivement cinq -salles en forme de pyramide couchée, pour regarder cinq séquences dans un ordre et un rythme imposés sans retour en arrière possible. – Production : Exposition nationale suisse de 1964 dans le cadre du pavillon La voie suisse. – Commanditaire : direction de l’Exposition nationale suisse de 1964.