De l’Or du Rhin au Nouveau Monde : Terrence Malick et les rythmes du romantisme pastoral américain
Si l’isotopie musicale imprègne véritablement la réception critique1 de The New World (Le Nouveau Monde, Terrence Malick, 2006), elle n’est jamais véritablement examinée au-delà d’allusions succinctes qui cherchent essentiellement à rendre compte du rôle de premier plan endossé par la musique (surtout le Prélude de L’Or du Rhin de Wagner) comme de l’impression de musicalité dégagée par les images, en elles-mêmes et dans la manière harmonieuse dont elles s’enchaînent les unes aux autres. Mon étude vise à approfondir cette problématique en suivant deux perspectives distinctes mais complémentaires : d’une part l’analyse de certains procédés esthétiques employés dans le film précité et dans The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1997) permettra de mettre en lumière d’anciennes traditions théoriques reformulées d’une façon singulière par Malick, en particulier celles qui s’attachent à la nature rythmique du cinéma comme de toute expression artistique ; d’autre part ces mêmes pratiques seront appréhendées dans leur relation à des systèmes de représentation culturels caractéristiques de la société américaine, notamment à l’imagerie pastorale que travaille à l’évidence le cinéaste depuis ses débuts.
Evoquer sérieusement la musicalité supposée du cinéma, plus précisément celle qui concernerait les éléments visuels, revient en fin de compte à aborder la notion de rythme qui règle l’ordonnance du mouvement. Ce paramètre se voit attribuer une fonction centrale dans les derniers films de Malick. Pour une large part, la singularité de ceux-ci s’origine effectivement dans leur manière particulière de scander le flux narratif par une rythmique ample et régulière. Si la succession visuelle affiche de prime abord une certaine discontinuité, établie le plus souvent par des plans en travelling qui esquissent l’espace diégétique, le montage y est en effet gouverné par des principes stylistiques visant à imprimer un mouvement homogène à la suite des images. En résulte une forme de fluidité quasi organique où les modes conventionnels de découpage fondés sur la linéarisation spatio-temporelle des plans ne sont pas systématiquement rejetés (en témoigne par exemple le recours fréquent au champ-contrechamp, au sein de blocs séquentiels aisément identifiables…), mais sont intégrés dans une composition audiovisuelle dont la logique discursive se révèle aussi complexe par la multiplicité des informations et des points de vue convoqués qu’élémentaire par l’unité sous-jacente sans cesse suggérée par l’enchaînement harmonieux des plans.
Parallèlement à l’importance manifeste des nombreux procédés de structuration plastiques et graphiques (ainsi l’interaction des divers mouvements d’acteurs et d’appareils, ou encore les relations d’éclairage ou de proportions entre les cadres), c’est au plan de l’imbrication entre les éléments sonores et visuels que se situe ce travail spécifique du montage. La notion de contrepoint audiovisuel, largement utilisée par les théoriciens du cinéma depuis la fin de la période muette, s’applique ainsi parfaitement à certains procédés systématiquement employés par Malick. Au premier rang de ceux-ci figure assurément la présence récurrente des voix over, y compris celles de nombreux dialogues désancrés de la visualisation de leur source2. Contrairement à la vision réductrice valorisant le travail du contrepoint uniquement lorsque celui-ci s’apparente à un effet de contraste entre image et son3, il ne s’agit pas, dans The Thin Red Line ou The New World, de provoquer le sentiment d’un éclatement perceptif, tel que l’a longtemps revendiqué une certaine es-thé-tique du cinéma (autoproclamée) « moderne », mais bien de souligner les correspondances entre les éléments sonores et visuels afin de mettre en évidence leur rattachement à un même foyer central.
Vers une temporalité intérieure
Peu avant le débarquement des soldats sur Guadalcanal, l’un des protagonistes de The Thin Red Line évoque avec nostalgie son épouse restée au pays. Au terme d’un long plan serré sur le profil de Bell (Ben Chaplin) ( fig.1 ), la question d’un interlocuteur demeuré hors-champ (« Where is she now ? ») déclenche une série isochrone de trois plans (cinq secondes chacun). La première image dévoile un paysage naturel partiellement urbanisé (route droite, réverbère, alignement d’arbres taillés…) où s’inscrit progressivement une femme blonde (Miranda Otto), suivie de dos en travelling. Une fois cadrée en plan rapproché, elle se retourne et apparaît de profil, souriant légèrement vers le hors-champ gauche ( fig.2 ). Le second cadre associe d’entrée de jeu les époux en plan rapproché, sur fond de soleil couchant. Ils se tiennent devant la barrière d’un belvédère donnant sur l’océan, un espace qui raccorde vaguement avec l’arrière-plan du plan précédent ( fig.3 ). De face au centre de l’image, la femme de Bell baisse ses yeux, au départ tournés vers le ciel (rappel d’un motif exécuté deux plans auparavant par le mari), et esquisse un mouvement de caresse vers son époux, geste repris dans la continuité au début du troisième plan ( fig.4 ), qui se donne a priori à voir comme un contrechamp à 90° du précédent. Mais cette impression est niée par l’inversion, dans l’intervalle entre les deux cadres, de la position des deux personnages. Après un travelling révélant cette fois le profil de Bell, toujours tourné vers le large, la caméra suit le parcours vertical de la main de l’épouse sur la colonne vertébrale de son époux.
Dans ce passage, les relations temporelles et spatiales entre les plans demeurent indéterminées et ne cessent de se modifier. Ainsi le plan découvrant progressivement l’épouse est-il tout d’abord appréhendé comme une réponse à l’interrogation précise du dialogue (« Où se trouve-t-elle maintenant ? ») et un écho à l’attitude introspective adoptée par Bell. Le fait qu’elle surgisse seule dans un paysage états-unien peut être compris comme une expression emblématique de la solitude éprouvée par l’épouse depuis le départ de son mari. Cette hypothèse est appuyée de façon univoque par la voix over de celui-ci, qui utilise le présent pour indiquer à son interlocuteur que sa femme se situe alors « à la maison ». Pourtant, les deux images suivantes viennent annuler une telle possibilité par la mise en présence du couple dans le cadre : en manifestant quelques indices de continuité (mêmes vêtements, espace champêtre, lumière crépusculaire…), elles obligent à considérer cette brève série de plans comme un flash-back à valeur de réminiscence ou une perception d’ordre fantasmatique. Cette ambiguïté est reconduite au moment de la suture entre les deux plans dédiés au couple : le rapport chronologique direct que signale la continuation du mouvement de caresse est nié par l’inversion soudaine des positions des personnages au sein de l’image. Ce flottement entre repères et éléments de discontinuité, au double plan spatial et temporel, produit en fin de compte le sentiment d’une perception par brèves saisies successives, qui vise moins à générer une impression de réalité qu’à mimer cinématographiquement une activité mémorielle ou onirique où les visions s’enchaînent les unes aux autres sur un mode sélectif et saccadé.
Le caractère contemplatif, presque irréel, de cette évocation visuelle du couple est accentué par l’absence d’interaction entre les deux partenaires : leurs regards ne se croisent pas et la douceur appliquée de l’épouse côtoie l’impassibilité affichée par le mari. C’est en fait au-delà des frontières spatiales et temporelles que se construisent les liens entre ces deux êtres : ainsi les regards que l’une et l’autre jettent vers le ciel, ou celui qu’elle lance lors de son apparition, qui semble répondre à l’orientation de Bell à la fin de l’image précédente. Cette utilisation du montage pour relier des êtres spatialement disjoints renvoie à une figure fondamentale de la narrativité filmique, expérimentée dès les premières années où celle-ci se met en place4. Mais le travail de Malick dépasse largement la référence à cet emploi « classique » du montage pour réactiver certains principes liés au paradigme musicaliste et rythmique qui domine la réflexion et les pratiques de l’« avant-garde narrative » française des années1920 (Abel Gance, Germaine Dulac, Jean Epstein…) et leur quête d’une nouvelle forme de temporalité cinématographique. Celle-ci se définit par un écoulement régulier qui donne l’apparence de l’ordre et de la mesure à des temps distincts, éclatés, multiples5. De cette confusion temporelle témoigne la suite de la séquence analysée, notamment au plan de la dynamique entre les paramètres sonores et visuels. La sonnerie subite d’une sirène d’alarme annonce un retour sur le navire militaire où se trouve Bell, quelques plans décrivant nerveusement le rassemblement des soldats sur le pont. Tout comme la sirène, les autres sons diégétiques, tels les ordres des officiers, sont atténués, produisant un effet de mise à distance de l’agitation produite par les mouvements humains et traduite par le recours presque constant au travelling. Cet éloignement vis-à-vis de l’action est confirmé par la continuation de la voix over de Bell, qui interpelle encore sa femme en invoquant à la fois le présent d’une communion intérieure et un futur situé dans l’au-delà : « Si je pars le premier… Je t’attendrai là-bas… De l’autre côté… Des eaux noires… Sois avec moi maintenant ». Lorsque cette dernière phrase est prononcée, l’homme figure parmi ses camarades alignés sur le pont, assurant ainsi le réancrage final de la voix dans sa source.
La délimitation de ce bref segment se justifie par la prise en considération d’un troisième élément sonore qui n’a pas été évoqué jusqu’ici : une musique signée Hans Zimmer, présente tout au long du passage. Jouée dans les graves, une longue note intervient en effet lors du premier plan cité, au moment même où la question est posée hors-champ. Le son sourd s’amplifie durant les images du couple et sert de basse pour un thème lent et solennel aux cordes, qui démarre dès le retour sur le bateau pour se terminer lorsque réapparaît Bell (moment souligné par un très léger agitato et une augmentation presque imperceptible du volume)6. La musique prend donc place au sein d’une dynamique marquée par diverses logiques hiérarchiques. Elle peut dominer d’autres sons (bruits et voix diégétiques) ou opérer au même niveau d’intensité, ainsi qu’en témoignent ses relations avec la voix over, que les sonorités musicales s’imbriquent simultanément avec l’émission vocale ou qu’elles alternent avec elle (à la fin, celle-ci s’installe par exemple dans le silence conclusif du morceau). Par son lyrisme sombre, la musique ne fait pas que linéariser la juxtaposition des plans : elle s’accorde à la solennité et au lent débit détaché de la voix. Elle renforce par conséquent l’inféodation du flux des images à une perception intérieure qui s’actualise parfois au plan visuel sous la forme de brefs flashes mémoriels ou fantasmatiques, mais qui demeure le plus souvent plaquée sur des images liées au cadre spatio-temporel dans lequel sont directement plongés les personnages. Ceux-ci donnent dès lors le sentiment d’une prise de distance vis-à-vis de leur entourage immédiat, privilégiant des interrogations et des réflexions plus générales qu’individuelles. Outre l’accent gnomique qui innerve l’essentiel des discours tout au long du film, ce mouvement vers l’universel procède notamment de deux facteurs différents. D’une part, la multiplicité des énonciateurs et les changements constants de focalisation peuvent certes être interprétés comme les signes d’une crise identitaire où se confrontent plusieurs points de vue, mais la reconduction continuelle du même dispositif audiovisuel met en évidence la convergence graduelle, voire l’uniformisation tonale des diverses « voix ». D’autre part, la présence d’une musique instrumentale aux côtés des paroles tend à les désindividualiser, renforçant indéniablement leur dimension mystique et leur valeur collective.
Tradition romantique et poésie mystique
Cette vision englobante et universelle de la musique trouve sa source dans les conceptions développées au début du XIXe siècle par les poètes et les philosophes romantiques, plus particulièrement en Allemagne7. En amont de l’héritage toujours actif de l’esthétique postromantique au sein du cinéma hollywoodien via l’influence wagnérienne sur les modes de constitution du spectacle de masse8, il est nécessaire de signaler les liens existant entre le romantisme allemand et une tradition poétique spécifiquement américaine à laquelle Terrence Malick se réfère depuis ses débuts. De nombreux commentateurs ont déjà souligné l’influence sur le cinéaste des poètes et intellectuels américains liés à l’individualisme transcendantaliste en vogue au milieu du XIXe siècle (Emerson, Thoreau, Orestes Browson, Whitman…), mais sans s’attarder sur les implications historiques engagées par cette filiation avec la culture romantique européenne, dont Malick est pourtant largement redevable. Dans une série de conférences données en 1839-1840, Ralph Waldo Emerson a par exemple tissé la généalogie du « sentiment de l’infini » et de l’« amour du vaste » de l’Allemagne jusqu’aux Etats-Unis, en passant par la France puis l’Angleterre. D’après lui, ces valeurs ont trouvé leur expression la plus accomplie en Amérique, une nation dont l’expansion territoriale symbolise idéalement la quête spirituelle et métaphysique promue par les théoriciens de la culture du soi rattachés au christianisme de l’Unitarian Church. Ancien prêtre de cette église, Emerson reformule ainsi les idéaux propres aux romantiques allemands et au mysticisme de Swedenborg –deux versants d’une même croyance aux correspondances et analogies universelles entre les mondes naturel et spirituel– en plaidant pour l’émergence d’une nouvelle « perception » naturelle du temps, la relation à l’Esprit divin se déroulant dans une ubiquité et un présent en constant mouvement, là où l’homme ne fait que se souvenir et anticiper : « Toutes les choses changent […]. Le paradis, la terre, la mer, l’air et l’homme sont pris dans un flux perpétuel »9. Dans sa conclusion à Walden (1854), Henry David Thoreau développe pour sa part la métaphore de l’exploration territoriale en exhortant l’humain à découvrir, à l’instar de Christophe Colomb, de « nouveaux continents et mondes » en son sein, ouvrant de la sorte de « nouveaux canaux, non pas commerciaux mais de pensée »10. Cette méfiance à l’égard du progrès industriel signale l’émergence d’une tradition vouée à l’exaltation du pastoralisme qui s’accompagne parfois d’une vision idéaliste de la relation intime nouée par les Indiens avec leur contexte naturel. Dans les récits d’excursion de Thoreau, comme dans son célèbre essai Walking (1862), cette description d’une existence parfaite tournée vers la communion spirituelle avec la nature prend souvent le détour d’une comparaison entre les rythmes cosmiques, en particulier ceux qui scandent le voyage fluvial, et ceux de la musique ou de la pensée11.
Cette iconographie de l’espace naturel traverse l’œuvre de Malick. Le cinéaste y fait évoluer des individus fuyant un monde civilisé dont ils ne respectent plus les lois et (re)trouvant momentanément dans la forêt ou les rivières une liberté appréhendée sur un mode archaïque confinant parfois à la jubilation ludique et enfantine12. Dans The Thin Red Line, cette mythologie de la nature s’affirme constamment, non seulement dans la série de flashes autour de Bell et son épouse qui élabore peu à peu une géographie symbolique de l’« autre rive » infranchissable13, mais surtout au travers de la quête métaphysique de Witt (Jim Caviezel). La trajectoire sacrificielle de ce personnage lui permettra in fine de transcender le traumatisme de la guerre et, plus profondément, celui occasionné par la perte de son identité originelle –une nostalgie notamment traduite par les souvenirs idylliques de son enfance à la campagne, expression emblématique de l’idéal champêtre américain. C’est avant tout autour de la figure de Witt que le film organise son discours panthéiste, en particulier dans les scènes inaugurales et conclusives où ce protagoniste se fond, au son de pièces religieuses telles que l’Annum per Annum d’Arvo Pärt14 ou « In Paradisum » (extrait du Requiem de Gabriel Fauré)15, dans un village aborigène situé dans une forêt vierge où il fait l’expérience renouvelée du rapport archaïque à la nature. Si le début de The Thin Red Line se donne à lire comme une interrogation sur l’origine de la guerre, la voix over de Witt sur laquelle s’achève le film proclame définitivement la fusion mystique qui s’opère entre l’être et l’esprit divin, sur des images de fleuve où l’on retrouve le disparu naviguant en compagnie d’enfants : « Mon âme, laisse-moi être en toi maintenant, regarde par mes yeux. » Cette omniprésence de la topique aquatique16 renvoie notamment aux conceptions romantiques exposées plus haut, avec une insistance plus marquée sur l’expérience douloureuse d’une frontière au-delà de laquelle se trouve la promesse d’une existence parfaitement équilibrée. Elle ne peut donc être saisie complètement hors de l’imaginaire propre à la création originelle de l’Amérique.
Les différents aspects considérés jusqu’ici s’articulent d’une manière plus approfondie dans The New World, qui évoque le débarquement en 1607 de quelques colons sur les côtes de Virginie alors peuplées exclusivement d’Indiens. La rencontre amoureuse du capitaine anglais John Smith (Colin Farrell) et de la princesse indienne Pocahontas (Q’Orianka Kilcher) devient le prétexte d’une stylisation rythmique et plastique qui vise essentiellement à magnifier la rencontre emblématique d’une civilisation corrompue avec l’état naturel. Poussant plus avant les principes exposés ci-dessus, le film se compose d’une suite de brèves séquences qui respectent certes la chronologie du récit, mais sous forme de fragments à la temporalité volontairement éclatée (montage parallèle, voix détachées des images) et marqués par une structuration intense de la chorégraphie gestuelle17. La musique figure au premier plan des facteurs assurant la fluidité de cette grande forme discontinue, ainsi qu’en témoignent les séquences-clés accompagnées par le Prélude orchestral de l’Or du Rhin de Richard Wagner.
Un Prélude aux implications esthétiques et culturelles
Le choix de ce Prélude permet de convoquer une musique à la fois élémentaire et révolutionnaire qui s’affiche autant comme une représentation sonore de l’immobilité spatiale18 par son ancrage dans un même ton initial sans cesse réitéré (136mesures qui gravitent autour de l’arpège de Mi bémol majeur), que comme un exercice sur les mécanismes essentiels du flux temporel par l’ajout graduel de « couches » supplémentaires et l’amplification progressive du volume19. Par ces propriétés, cette pièce possède une valeur anticipatoire pour le minimalisme caractéristique de la musique du dernier quart du XXe siècle, non seulement au sein du champ de l’art légitimé (les pièces symphoniques de Steve Reich ou John Adams) mais également de la culture de masse (funk, techno, ambient…).
L’indétermination entre repères spatiaux et temporels renvoie à la fonction de ce morceau dans la Tétralogie du Ring des Nibelungen : introduire un nouvel univers situé à la croisée de l’imaginaire du poète et d’une tradition populaire à valeur collective. Si Carl Dahlhaus voit en effet dans ces « simples vagues » s’organisant en une « monotonie solennelle » le « motif de la nature, symbole musical de l’élémentaire, de l’origine des choses »20, René Dumesnil y perçoit quant à lui le « soubassement colossal de l’édifice sonore qui va reposer sur lui », puisqu’il représente le « thème fondateur de la Tétralogie », « le leit-motiv du ‹ Rhin › ou de ‹ l’élément originel ›, l’eau qui coule et au sein de laquelle s’éveille la vie. »21 Par ailleurs, l’incertitude initiale de ce morceau débouche sur la mise en place progressive d’une véritable matrice rythmique qui renvoie non seulement au mouvement du fleuve, mais représente l’expression synthétique d’un principe de vie. Comme le rappelle Jean-Jacques Nattiez, la conception wagnérienne de l’homme, particulièrement sous l’influence des écrits de Feuerbach qui conditionnent l’écriture initiale du Ring, est gouvernée par la conception de l’amour, entendu non seulement au plan individuel et sexuel, mais à un niveau « universel qui détourne l’homme de l’égoïsme »22. Dès l’automne1854, la lecture intensive de Schopenhauer transforme graduellement cette conception en une vue centrée sur la quête individuelle de la vérité qui permet à l’homme de « transcender l’éparpillement et de retrouver le grand Tout »23 (une formule qui pourrait également qualifier la démarche esthétique et le projet philosophique de Terrence Malick). Comme l’affirme Wagner, son poème vise à rendre compte de « la nécessité de se soumettre et de céder au changement, à la variabilité, à la multiplicité, à l’éternel renouveau de la nature et de la vie. »24
Un détour étymologique permet d’expliquer le rôle privilégié accordé au mouvement fluvial dans cette intrication symbolique entre rythmes musical et organique. Généralement appréhendé dans les discours esthétiques en tant qu’« ordre dans le mouvement » (Platon, Lois665a), le mot « rythme » provient en fait du mot grec « rhythmos » qui signifie à l’origine le flux de l’eau, le fait de couler. Comme le rappelle Emile Benveniste, il peut donc désigner la « forme dès l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas d’organique »25. Cette relation entre mouvement rythmé et cours de l’eau a frappé l’attention de nombreux théoriciens du cinéma muet, qui ont insisté sur la récurrence filmique de motifs liés aux rythmes aquatiques (mouvement d’un fleuve, battement de la pluie…)26. Au début du sonore, Alexandre Arnoux réactive ce paradigme analytique à propos du montage sonore proposé dans Melodie der Welt (Walther Ruttmann, 1929). Le concept de rythme universel lui paraît garantir l’unité et la cohérence sous-jacente d’un univers en apparence discontinu et protéiforme27. Ce discours se fonde sur une mythologie déjà largement balisée au début du XXe siècle par les critiques et les théoriciens du cinéma, qui voient dans l’avènement du film la représentation idéale d’un nouvel âge d’or planétaire, unanimiste et collectif, où les traits saillants de la vie moderne et civilisée renouent avec les fondements anthropologiques, voire tribaux de l’humanité. Chez Malick, plus particulièrement dans The New World, cette tradition s’associe à une réflexion sur les fondements du mythe pastoral américain28.
Des fantasmes utopiques suscités en Europe par la découverte de l’Amérique jusqu’à la littérature états-unienne contemporaine, l’idéal pastoral est une figure récurrente de la production culturelle américaine. Leo Marx le définit comme l’idéalisation d’une existence rurale, primitive et simple, s’apparentant de plus en plus au vestige nostalgique de l’image fondatrice d’une république campagnarde entièrement dédiée à la poursuite individuelle du bonheur dans un cadre communautaire défini par ses propres lois29. L’un des motifs essentiels de la tradition pastorale est la représentation de l’irruption de la modernité, notamment au travers de la figure synecdochique de la locomotive surgissant au sein du paysage naturel (Marx cite des exemples chez Emerson, Thoreau, Hawthorne ou Melville…)30. C’est bien un tel moment emblématique qui est exposé au début de The New World, lorsque les navires britanniques apparaissent dans la baie de Virginie. De même, dans l’opéra wagnérien, la première scène de l’Or du Rhin traite de l’arrivée fatale d’Alberich, figure emblématique du violeur (et de la forge industrielle) dans un monde jusque-là paisible et ordonné. L’interprétation traditionnelle de la Tétralogie identifie en effet dans le début de l’Or du Rhin une évocation de la nature immaculée, avant qu’elle ne soit irrémédiablement corrompue par le vol de l’or. La citation par Malick de l’ouverture du Ring pourrait ainsi renvoyer au dépouillement du trésor virginal détenu par les Filles du Rhin, prophétisant en quelque sorte le pillage futur du territoire américain par les Occidentaux31.
Cette signification conventionnelle de l’œuvre est bien celle que suit The New World, dont les images initiales s’accordent aux didascalies wagnériennes (scènes sous-marines, où surgissent des figures humaines). En convoquant à diverses reprises non seulement Wagner, mais aussi Mozart (le Concerto pour Piano no23, qui couvre quelques séquences), Malick indique pourtant que son exaltation romantique du retour à la nature sauvage procède d’une perception occidentale non dénuée de stéréotypes et d’a priori culturels. Ce geste relativise en particulier l’important travail de reconstitution historique effectué dans The New World, son obsession de l’« authenticité »32, et signale chez le cinéaste une conception qui a l’avantage de pointer le caractère utopique et eurocentriste de sa vision du « Nouveau » monde. La focalisation du récit sur la romance entre un Anglais et une Indienne engage d’ailleurs une métaphore genrée largement exploitée dans la tradition pastorale33, celle de la rencontre fusionnelle entre un Occident en quête de régénération et une terre vierge prête à être fécondée. Le film se clôt effectivement sur l’image du settler anglais John Rolfe repartant vers le nouveau monde en compagnie du fils né de son mariage avec Pocahontas. Au poète-aventurier ou théoricien visionnaire que représente indéniablement John Smith34, s’est substitué un propriétaire terrien à valeur de père fondateur : variation sur un schéma narratif récurrent de la culture états-unienne (en témoignent de nombreux westerns) où le lignage patriarcal se fonde cette fois sur la fusion idéalisée entre l’indigène et le nouvel arrivant35.
Pas de deux, danse jubilatoire et saut dans l’au-delà
La première occurrence du Prélude de Wagner36 accompagne l’arrivée des navires anglais en Virginie37. Des enchaînements de regards et de fluides travellings dessinent l’espace dynamique d’une confrontation avec les indigènes. S’ancrant d’abord chez ces derniers, au travers de quelques vues sous-marines célébrant leur expérience panthéiste, la caméra glisse du fleuve jusqu’aux bateaux montrés simultanément de face, puis des voiles jusqu’au pont où se tiennent les Anglais. La reprise de ces deux types de plans (extérieur/intérieur) provoque un effet de dilatation temporelle qui redouble au niveau visuel l’aspect à la fois mobile et stationnaire du thème musical. Isolé dans la cale, John Smith adopte vite une attitude mystique qui le rapproche des Indiens : ses paumes rapprochées, enchaînées et jointes, tournées vers le ciel. Le retour chez les indigènes s’effectue via une circulation intense de la caméra parmi les corps en pleine agitation. Dans une clairière, les silhouettes s’inscrivent sur le fond sylvestre et, plus loin encore à l’arrière-plan, sur l’océan où l’on peut apercevoir les trois navires occidentaux. Exceptionnelle prise de vue à valeur synthétique qui monumentalise le regard hébété de l’Indien sur cette irruption soudaine du monde occidental. Une autre composition chorégraphique synchronise divers rythmes corporels dans un tableau mouvant d’une saisissante fluidité ( fig.6 ). Deux hommes s’écartent au premier plan pour dévoiler la présence de Pocahontas dans le champ, tandis qu’un troisième individu apparaît devant elle. Si les deux premiers protagonistes s’effacent (l’un sort du cadre à droite ; l’autre s’accroupit sur la gauche, se confondant presque avec un buisson), le troisième se retourne vers la princesse et lui tend une main qu’elle accepte. Un tronc effilé délimite alors une frontière temporaire entre les deux silhouettes et, avant de rejoindre son ami, l’Indienne se fige un instant sur le fond des bateaux européens, signalant sa future position caractéristique à la frontière entre deux cultures.
Après un nouveau constat du clivage caractérisant le camp occidental (montage alterné entre la cale de Smith et les rives abordées par ses camarades), la musique s’estompe au profit des sons d’ambiance (grillons, oiseaux, vent…) tandis que les colonisateurs amorcent hasardeusement leur découverte du territoire. Si la progression graduelle du Prélude wagnérien s’adapte parfaitement à la tension étirée du rythme visuel de cette séquence, les paliers perceptibles au plan musical ne correspondent pas strictement aux temps forts montrés à l’écran, qu’il s’agisse de la première apparition des bateaux, de celle de Smith, du retour spectaculaire chez les Indiens ou du débarquement proprement dit. La pièce se voit même privée de son climax final, l’arrangement du film réexposant le premier motif aux cordes pour produire un effet de ralentissement qui transcrit l’incertitude dans laquelle sont plongés les nouveaux arrivants.
La seconde intervention de ce morceau musical débute lorsque le héros vit une expérience paradisiaque dans le village indien. L’imbrication complexe des différentes séries visuelles débouche sur une séquence de montage parmi les plus lyriques du cinéma américain contemporain. La tonalité mystique de ce passage est donnée par un premier travelling le long d’une rive nocturne, saisissant les ombres de pêcheurs en communion spirituelle ( fig.7 ). « Seul cela existe, tout le reste n’est pas réel », affirme la voix over de Smith tandis que reprend la basse fondamentale de Wagner, mixée cette fois au même niveau que les bruits ambiants. La caméra ne cessant de calquer son mouvement sur les gestes des interprètes, les balancements incantatoires d’Indiennes réunies en cercle autour d’un feu se succèdent au son des interrogations over de Pocahontas sur la divinité naturelle. Peu à peu, le rythme détaché de ces paroles et la montée en puissance du mouvement musical scande une vaste alternance entre des images décrivant d’une part l’évolution discontinue du couple Smith-Pocahontas dans la forêt ( fig.8 ) (tournoiement ; incitation de Smith à se relever, en écho au « We rise » de sa voix over ; enlacements ; découverte par l’Indienne du miroir et du livre ; jeux aquatiques…) et d’autre part une série de leitmotive visuels en contre-plongée et contre-jour sur le ciel (silhouettes féminines en extase ; arbres gigantesques) ( fig.9-10 ) ou liés à l’expressivité saltatoire (des hommes s’exerçant au maniement des armes ; échange mimique entre la princesse et son compagnon indigène ; Smith rejoignant une danse nocturne autour du brasier). La gradation de l’intensité musicale conduit à une tension corrélative des images vers une logique fusionnelle (« Two no more… one »). Celle-ci se traduit notamment par l’obscurcissement graduel des images, la présence de plus en plus vive des sons d’ambiance (éclatement d’un orage), ou encore le devenir-ombre des corps se confondant avec leur cadre spatial38, avant de s’attarder sur diverses vues des deux amants enlacés sur le sol de la forêt. Parmi les nombreux plans intercalés figure un panoramique très rapide qui capte les vols successifs de deux oiseaux.
Une fois annoncée la nouvelle du départ forcé de Smith, les regards sont dirigés vers le bas, les mains se séparent ( fig.11 ) et les amants avancent finalement dans deux séries disjointes. C’est aux portes du fort que se termine la musique. A nouveau, le climax final du morceau de Wagner est remplacé par le motif plus lent exécuté aux cordes. Mais cette fois, le procédé est prolongé par la reprise de l’arpège simple aux cors, situé vers le début de la composition. Ce réarrangement freine volontairement un discours musical vectorisé par la recherche de l’explosion climatique, afin de correspondre à la situation diégétique : Smith revient sur ses pas et retrouve l’univers misérable duquel il cherchait à s’extraire.
La troisième et dernière occurrence du Prélude de l’Or du Rhin intervient lors de la conclusion du film, confirmant le rôle véritablement central attribué à ce morceau dans la structure globale de l’œuvre. Le morceau de Wagner (utilisé ici à partir du motif aux cordes) débute au moment où s’engage une partie de cache-cache autour de la propriété de Gravesend, entre Pocahontas et le fils né de son mariage avec Rolfe. Sur ces mouvements complices suivis en travellings, qui aboutissent à la disparition hors-champ de l’Indienne, la voix over de celle-ci retentit comme l’expression d’une certitude quant à l’existence d’une divinité suprême. Sur des images de Pocahontas alitée, notamment dans le reflet inversé d’un miroir qui signale déjà la perception d’un monde parallèle, la parole de Rolfe évoque le décès de son épouse et l’abnégation de cette dernière face à son épreuve. Cette confusion des repères temporels s’étend à une image de l’enfant poursuivant la quête de sa mère dans le parc puis à celles d’un retour à la maison. Là, on constate l’absence humaine (hautes fenêtres ouvertes sur le ciel ; lit vide) ou sa présence symbolique : saisi en deux plans raccordés à 180°, un guerrier indien quitte le siège où il adoptait une pose à la fois hiératique et anachronique pour se ruer à l’extérieur. Ce geste inaugure une nouvelle série d’images où Pocahontas, redécouverte via un travelling descendant depuis les hautes branches d’un arbre, court au milieu des arbres près d’un lac situé dans le parc de Gravesend. Elle exécute une roue, tourne sur elle-même, puis retrouve ses attitudes incantatoires, debout dans l’eau. Une ultime prise de vue s’attache à sa course dans un mouvement continué au plan suivant par un oiseau se déplaçant dans la même direction. Après avoir visualisé le père et le fils sur le bateau les ramenant en Amérique, et inséré l’image de la tombe anglaise de Pocahontas entre plusieurs plans du navire sur fond de soleil couchant ( fig.12 ), le film aborde à nouveau les rivages du Nouveau monde, mais d’une manière plus abstraite (absence du bateau, des personnages). Contrairement aux deux précédentes occurrences, qui aboutissaient chaque fois à une forme de retour à la raison, c’est-à-dire à la confrontation difficile entre colons et indigènes, le film se conclut dans la célébration de la fusion mystique avec l’esprit naturel par le biais de diverses visions de l’eau jaillissant sur des roches ou du leitmotiv, décliné ici sous forme de travelling, du soleil saisi au travers des feuillages.
La fin de l’extrait se caractérise par une nette accélération, per-cep-tible non seulement dans les divers mouvements plus rapides à l’intérieur des cadres (les travellings, le jaillissement de l’eau), mais aussi dans la fréquence des changements de cadre. Après un long plan sur le navire dirigé vers l’Amérique (18"), les diverses images de nature sont en effet enchaînées sur un tempo nettement plus alerte (5", 4", 3", 3", 4", 2", 4"). Sitôt la musique interrompue, la durée d’une nouvelle contre-plongée sur un arbre se fait à nouveau plus longue (13"). Cet effet de climax est accompagné par la prise en compte, pour la première fois dans le film, de la partie paroxystique du Prélude. A la différence près que chez Malick, l’arrêt brusque du flux musical débouche sur la seule présence des bruits naturels (eau, vent, oiseaux…) alors que chez Wagner, le morceau inaugural est immédiatement suivi par le début de la partie chantée, c’est-à-dire la naissance de la parole. Là où le compositeur allemand amorce sur la scène de l’opéra le dévoilement d’un univers imaginaire, le cinéaste américain plonge ses spectateurs dans le noir absolu d’un générique final, pointant en fin de compte la posture recueillie et intérieure avec laquelle il n’a jamais cessé d’aborder la mythologie américaine.